Avec le soutien aux galeries / première exposition du CNAP, Centre national des arts plastiques. Vernissage avec le soutien de la Fondation d'entreprise Ricard.
Gaël Charbau : As-tu le sentiment que les pièces que tu montres dans cette nouvelle exposition « Contre-attaque constituent la fin d’une longue série, ou viennent plutôt marquer une étape de recherche ?
Kevin Rouillard : Je pense que c’est un moment de synthèse. C’est ma première exposition personnelle et il s’agit effectivement d’une étape importante dans mon travail. Je ne sais pas s’il s’agit d’un point final, mais c’est un vrai chapitre, après des mois de réalisation.
G.C.: Tu as été « classé » au début de tes recherches dans une esthétique assez conceptuelle, puisque tu réfléchissais beaucoup au musée lui-même, à la manière dont on établit des catégories esthétiques, à la façon dont on les présente aussi, dans un espace d'exposition. On pouvait alors penser au travail de Marcel Broodthaers… Tu es passé aujourd’hui à un geste très radical, avec ces tôles martelées, qui peut paraître éloigné de tes premières pièces. Comment expliques-tu ce mouvement ?
K.R.: Je crois que cette série n’est pas si éloignée de mes travaux précédents, mais elle est plus resserrée, plus concentrée sur une seule problématique. Après mes études aux Beaux-arts, je suis parti six mois en résidence à Marseille, puis à Bordeaux. Dans mes premiers travaux, je sélectionnais des objets que j’exposais dans un dispositif. C’était un geste de collecte puis de classification, effectivement. Le moment où je sélectionne pour la première fois des bidons ne me paraît pas si éloigné de ces gestes précédents. Je passe du temps à essayer de déconstruire et organiser ces bidons, de la même manière que je pouvais classer des pierres fossiles.?Lorsque j’étais à Marseille, mes parents m’ont un jour rendu visite: ils cherchaient un endroit où trouver des bidons pour envoyer des choses au Cap Vert… à Marseille, il y a toute une organisation de la diaspora capverdienne et les expéditions ne sont pas calculées au poids, mais au bidon, qui devient une unité de mesure. Nous avons donc cherché ces bidons, et ils sont restés à l’atelier pendant un moment. Il y a toute une chaîne de recyclage de ces contenants, selon qu’ils sont faits de plastique ou de métal. Le bidon se déconstruit jusqu’à entrer dans la composition d’autres objets ou même d’éléments architecturaux. Les artisans découpent, martèlent, aplatissent la tôle, d’une façon assez similaire à ce que je fais de mon côté. Mais je ne souhaite pas que ce soit la première porte d’entrée dans ce travail, de la même manière que lorsque j’ai travaillé sur la bande dessinée, je ne voulais pas qu’on se précipite sur les implications « postcoloniales » qui étaient présentes dans mes recherches. Je ne veux pas que l’on pose trop vite des étiquettes sur ma pratique.
Aujourd’hui, j’essaye de creuser une idée et effectivement, c’est peut-être à la manière de Broodthaers. J’essaye d’avancer pas à pas dans ce geste en apparence très radical. J’essaye de ne pas créer une forme puis un assemblage, mais plutôt de développer un geste en l’explorant, en l’épuisant. Auparavant, j’ai parfois évoqué des choses sans les traiter complètement. Avec cette nouvelle série, j’ai voulu aller au fond des choses, au fond de ma pratique, en croisant des problématiques que je n’avais peut-être pas envie de voir. J’ai le sentiment de m’être engagé dans un rapport proche de celui de l’ouvrier à son ouvrage, dans un endroit fixe, avec des horaires, une organisation du travail. Un système qui engendre des oeuvres.
G.C.: Tu travailles avec ces containers qui renvoient à l’imaginaire du voyage, du transport, du déplacement. Tu utilises une technique qui les met littéralement à plat, en les martelant. Tu figes dans une forme définitive un objet porteur d’histoires. Quel sens cela a-t-il ?
K.R. : Je crois que dans un sens, j’essaye d’être la dernière étape de ces bidons. Pour la plupart, ce sont des objets qui ont effectivement déjà voyagé, qui ont déjà été recyclés. On peut découvrir dans certains d’entre eux des étiquettes qui témoignent de ce passé. Ce n’est pas quelque chose que je mets réellement en avant, mais ce n’est pas non plus une mémoire que j’essaie d’annuler. L’oeuvre finale est d’une certaine manière indifférente à ce qu’il a pu contenir...
G.C.: En découvrant toute cette série, on pense bien sûr au pop art, mais aussi à la peinture américaine « color field ». Est-ce que ce sont des influences que tu revendiquerais ?
K.R.: Ce sont bien sûr des oeuvres que j’ai pu voir largement aux Etats-Unis. L’année dernière, je me suis mis un peu en retrait pour réfléchir à ces questions des influences. Quand j’ai senti que j’étais dans quelques chose de répétitif, de récurrent, je me suis arrêté pour prendre du recul et être sûr que je devais poursuivre dans cette voie. Aujourd’hui, j’ai réalisé plus de cent pièces. J’ai éprouvé le besoin de « vérifier » en quelque sorte ces oeuvres en restant trois mois aux Etats-Unis. J’avais besoin d’emmagasiner un corpus de formes, de style, pour être pleinement conscient de ma pratique et ne pas me rendre compte après-coup que quelque chose existait déjà, que je n’aurais pas vu.
G.C.: Quel statut donnerais-tu à ces oeuvres ? S’agit-il de peintures ready-made, de sculptures, de bas-reliefs ?
K.R.: C’est avant tout leur titre qui les qualifie : « Extrait tôle-choc ». C’est un titre que j’ai défini justement pour éviter d’avoir à les classer et toutes les pièces portent ce nom. C’est un objet dynamique, qui touche à plusieurs domaines. Je n’ai rien contre le fait qu’on puisse les catégoriser, mais pour ma part, je m’y refuse, je considère que ce n’est pas à moi de le faire. J’aime entendre les commentaires qui proviennent des spectateurs ou du milieu de l’art, qui tentent de circonscrire cet objet. De mon côté, j’essaie de me dégager d’un rapport trop personnel à ces formes.
G.C.: Alors que le format et le mode de présentation pourraient s’y apparenter, il n’y a aucun geste lié à la peinture…
K.R.: Non, si je devais les rapprocher de quelque chose, ce serait plutôt de certaines recherches des artistes du mouvement Support-Surface, à des oeuvres de Pagès peut-être. Je me sens assez proche de certains de ses travaux. J’ai l’impression d’être de moins en moins dans un élan de création « pure », mais plutôt dans une logique de recyclage, de redistribution de formes existantes.
G.C.: Si le principe est le même pour toute la série, on voit tout de même différentes variations et déclinaisons sur ces tôles, qui les rendent très différentes les unes des autres. Je pense aux couleurs, aux formats, à leur aspect monochrome ou polychrome. Comment les choisis-tu ?
K.R.: C’est en ayant posé des règles préalables que je peux travailler. J’essaie de ne pas effectuer de geste superflu, dans une logique proche des énoncés d’Adolf Loos: pas d’ornement, pas de décoration, chaque impact est nécessaire. Les pièces que je ne montre pas, ce sont celles où je sens que j’ai dépassé ce cadre rigoureux que je me suis fixé. Il y a quelques semaines, j’ai confié certaines tôles à des carrossiers pour voir ce que cela pourrait donner si on leur applique une laque, très brillante. J’ai abandonné cette expérience, car ça sortait finalement du cadre. L’oeuvre est le résultat d’un bidon découpé, martelé et fixé en l’état sur un châssis en métal.
G.C.: Ces pièces ont déjà bénéficié d’une forte visibilité, à l’école des Beaux-arts de Paris, à la Villa Emerige, au Confort moderne, à la galleria Continua, aux Abattoirs de Toulouse… As-tu une idée de la manière dont cette série pourrait s’achever ?
K.R. : J’en ai produit aujourd’hui plus d’une centaine. Mon approche n’est plus du tout la même que lorsque j’en avais seulement quatre ou cinq… Je crois que je recherche une forme d’épuisement de cette forme, le moment où je pourrai dire, « cette chose est traitée, cette recherche enfin, est aboutie".