Oui, il est possible de rester romantique tout en affirmant qu’il y a une continuité entre l’expérience quotidienne et celle de l’art. Peut-on faire coïncider la dimension politique des romantiques allemands et celle des cyniques grecques ? Si l’on se tient à la vision pragmatiste du philosophe John Dewey (L’Art comme expérience, 1934), l’expérience artistique est inclusive et n’a pas besoin de se différentier de notre rapport au monde. Pour Vincent Gicquel, cette simplicité prend l’allure d’une exigence, d’une disponibilité et d’une inquiétude - d’une morale, en somme.
Mais commençons bêtement par apprendre à aimer regarder. La peinture exige cela, c’est son premier travail. Que voyons nous dans sa nouvelle série de peintures ? Une figure humaine dessinée au milieu des tableaux, élancée vers l’avant, en position de défi ou de fuite, chevauchant une palissade de peinture ou des lignes qui structurent la composition de la toile. Cette grille en apparence ordonnée sera perturbée en permanence par la mise en peinture de situations pulsionnelles, grotesques, burlesques, perturbatrices. Il y a un contraste évident entre le caractère générique du personnage central, une silhouette, et la profusion picturale contradictoire qui l’entoure, des tableaux dans le tableau, allant de la bande dessinée à l’abstraction. Ce qui frappe d’emblée aussi, concerne le regard de cette figure centrale tourné vers nous, dont le crâne pourrait être celui d’un squelette : il nous donne l’impression d’être surpris par notre présence, intrusive, comme si ses peintures avaient une vie égoïste, autonome.
Le personnage porte-il un kimono ou tient-il un poumon comme un sac devant lui ? Est-t-il en train de traverser une frontière ou d’attendre un bus? Serait-il un vieillard voûté sur lui-même ou un magicien placé sur les étoiles américaines d’un cirque ? « Je me plais à imaginer que ce personnage est parti dans la peinture ‘avec sa bite et son couteau’ comme on dit, n’ayant que le strict minimum pour m’imposer leur nécessité. Mais je veux que chacune de mes toiles possède suffisamment de quoi nourrir quelqu’un tous les jours, pour longtemps. » S’il y a une brutalité, celle-ci tient à l’absurdité des activités humaines et du langage lui-même. Il ne resterait alors que le corps, et donc la sexualité et le rire.
« Je ne veux pas réprimer le caractère régressif de l’incontinence - se peindre dessus. Il y a une vitalité presque naïve dans tous ces symboles phalliques, et ce qui parait sexuel est pour moi vraiment lié au plaisir, celui de peindre et celui de vivre. Il y a un côté printanier dans ces érections, une vitalité proche de celle des arbres qui poussent et qui sécrètent. »
Vincent Gicquel évoque à plusieurs reprises l’humour impitoyable de Thomas Bernhard porté sur notre agitation dérisoire devant l’évidence de la mort, et teint le pessimisme de Schopenhauer ou Cioran d’un rire anarchique devant ce paradoxe. « As tu vraiment besoin d’aller là bas? » le titre de l’exposition, souligne dès lors l’absence d’une réponse. « La vie n’est qu’exagération, oui. Alors à quoi bon ? Mais c’est la mort qui permet d’en rire. Faut-il encore que je fasse ce que je dois faire ? Peindre les tableaux qui me manquent, ceux que les autres n’ont pas peint et que j’ai envie de voir… »
Vincent Gicquel a arrêté de peindre pendant quatre mois devant cette contradiction insoluble. Dans la série précédente, il s’employait à peindre des motifs lui permettant de fuir la technique, empruntés au vocabulaire anti-héroïque de la peinture amateur. « Il n’y a pas de mauvais format ni de mauvais sujet. J’ai peint des dizaines de chiens par exemple, qui tenaient dans leurs gueules des trophées de chasse et qui semblaient me demander : es-tu content de ta peinture ? »
Dans cette dernière série, l’homme a repris sa place, au cœur de la peinture, il erre et pose question…
Vincent Gicquel a pour habitude de dire qu’il a trop d’humour pour être tueur en série et il rajoute : « Je ne cherche jamais à maquiller le crime, dans ma peinture comme dans la nature, les tâches de sang tombent toujours au bon endroit. »
Texte par Pedro Morais