« À l’amour comme à la guerre » comme dans le studio berlinois de Gregor Hildebrandt, la devise « tous les coups sont permis » (Alle Schläge sind erlaubt) prévaut. Jeu de guerre ancestral, les échecs illustrent parfaitement qu’il existe toujours des règles à l’intérieur desquelles tout serait possible, et qui constituent la base nécessaire à d’éventuels développements. Dans le jeu comme dans la vie, chaque étape résulte de la précédente, bien que leur issue demeure d’abord incertaine.
Gregor Hildebrandt transpose ce principe dans son exposition personnelle Alle Schläge sind erlaubt. Le visiteur pénètre dans un agencement labyrinthique composé de murs ajourés en colonnes de disques (Schallplattensäulenwand) et de « murs du son » (Schallmauer) opaques. Il quitte ainsi ses repères familiers et entre peu à peu dans un monde aux multiples facettes, que l’artiste développe depuis plusieurs années, à partir de supports sonores et visuels, tels que des bandes de cassettes audio ou vidéo et des disques vinyles. L’œuvre Alle Schläge sind erlaubt (2016), qui donne son titre à l’exposition, s’inspire de la tenture ornementale de la « chambre du capitaine » de l’hôtel new-yorkais The Jane. Ce lieu chargé d’histoire abrita autrefois plusieurs survivants du Titanic. Sur la surface blanche, quasi monochrome et translucide de la toile, l’artiste fait surgir un motif de plumes de paon à partir de dépôts de poussière et d’impuretés. Il confère ainsi à l’image une atmosphère spirituelle et fantomatique qui rappelle des temps passés et révolus.
Ce parcours labyrinthique conduit à l’œuvre monumentale Hirnholzparkett (parquet en bois de bout, 2015), dont la surface visible est constituée des tranches d’innombrables bandes de cassettes audio. L’artiste a enroulé ces bandes autour de bobines, puis les a coupé en morceaux rectangulaires avant de les couler dans de la résine pour en faire un sol en mosaïque. L’accumulation de ces pistes, qui rappelle les sillons des disques ou les cernes des arbres, a été interrompue par le travail de fragmentation pour être réorganisée de façon labyrinthique. La pièce Hirnholzparkett, spécialement configurée pour le lieu, intègre les structures architecturales de l’exposition et agit comme un étang de nénuphars au milieu d’un jardin japonais. Celui-ci y symbolise invariablement le calme, la mer ainsi que les chemins sinueux qui, comme ceux que la vie emprunte, ne sont jamais droits, ni prévisibles.
Sur les bandes vidéo de l’installation murale Orphische Schatten (ombres orphiques, 2013), l’artiste a enregistré le film Orphée (1949) de Jean Cocteau, dans lequel les ombres tiennent une place majeure. Comme un écho à ces ombres, les quatre niches blanches et vides de l’installation évoquent les silhouettes d’œuvres absentes. La dualité entre lumière et obscurité est l’un des thèmes centraux de l’œuvre de Gregor Hildebrandt. On le retrouve également dans ses Rip-Off, une série d’œuvres dans laquelle l’artiste fait naître les pendants positifs et négatifs d’un même motif, qui, comme les carrés noirs et blancs d’un jeu d’échecs, s’entremêlent pour former un tout.
Pour Schachbrettboden (sol en damier, 2016), l’artiste réunit des échiquiers d’époques et de lieux différents. Malgré leurs origines diverses, les planches semblent s’imbriquer parfaitement et fusionnent en une seule entité. En théorie, cette œuvre pourrait s’étendre à l’infini, comme la pièce Hirnholzparkett et ses bandes de cassettes apparemment sans fin. Grâce à leur structure all-over, ces deux œuvres monumentales, tout comme les niches blanches de l’installation murale Orphische Schatten, semblent évoquer un tout ici absent dans son intégralité. Cette idée se retrouve dans de nombreuses œuvres de Gregor Hildebrandt, telles que les colonnes de disques ou la toile monumentale réalisée à partir d’innombrables petites feuilles de cuivre. Ces minuscules éléments servent de support aux morceaux de feutre présents dans les cassettes audio afin d’en rendre audible le contenu. Leur accumulation quasi infinie s’étend sur la surface de la toile en de fines bandes verticales qui, telle une pluie brillante, luisent dans des tons cuivrés aux nuances jaunes et rouge-bruns.
Les touches lumineuses turquoises et bleues de l’œuvre Die immer wiederkehrende Blaue Stunde (l’heure bleue qui revient toujours, 2016) se réfèrent au poème d’amour mélancolique Blaue Stunde du poète allemand Gottfried Benn. A contrario des bandes magnétiques de couleurs sombres, ces bandes colorées ne sont ni pelliculées, ni enregistrées, mais vides. Il s’agit des extrémités de bandes de cassettes. Situées là où une face s’achève et l’autre commence, elles symbolisent un cycle continu et théoriquement infini. Ici aussi, Gregor Hildebrandt a en tête un tout. Ses œuvres symbolisent les possibilités envisageables dans un contexte déterminé, où tous les coups sont permis. Elles associent souvent les contraires, tels que la lumière et l’obscurité, le noir et le blanc ou l’absence et la présence. Car, tout comme on ne peut jouer sur un échiquier ne comportant que des cases noires, ces contraires vont de paires et rendent possibles un développement et une progression.
Texte par Tina Sauerländer