Co-Workers: Beyond Disaster à Bétonsalon - Centre d’art et de recherche propose de s’appuyer sur la puissance spéculative du récit et de la science-fiction pour repenser nos manières d’habiter notre environnement.
Nuageux, glacé dans les faubourgs, froid ce soir, plus froid demain, réchauffement jeudi et vendredi, refroidissement dès samedi, neige fondue dès dimanche, soleils doubles lundi et ainsi de suite, d’après les graphiques quotidiens, indiquant une possible tendance - chaud, froid, plus froid, et cetera, risques de neige à cloques légère à lourde, crachin probable pour terminer le mois artificiel, coupures de gaz à Amarillo, dans la région de Chicago, et Texaco City, pas de lunes ce soir, abritez les animaux si nécessaire, merci de rester à l’écoute...
Flots d’informations, de mots, de données, de transactions dématérialisées, précipitations, raz-demarée. Observations inquiètes d’une météo dérégulée. Qui de la Bourse ou du temps qu’il fait régit aujourd’hui le cours des choses ? Illisibilités, prédictions contrecarrées, logiques délinéarisées. Dans son essai Infinite Game of Thrones, l’artiste Ian Cheng questionne l’évolutions cognitive des individus face à un environnement mouvant, aux règles sans cesse répétées et redéfinies : « La crise la plus intime à laquelle nous faisons face aujourd’hui réside sans doute dans les limites de la conscience humaine à appréhender ce qui relève d’une complexité dépassant l’échelle humaine. Qu’estce qu’une complexité dépassant l’échelle humaine ? Le strangelove. Le bug de l’an 2000 (Y2K). Le code source tentaculaire de Microsoft Windows. La forêt amazonienne. Le changement climatique. Les big data. L’antiterrorisme. Le cancer. La part inconnue d’un univers en expansion. Une chose dynamique composée d’une interconnectivité si vaste et de chaînes causales si profondes qu’elle ne peut être assimilée par les humains comme un tout compréhensible. Trop de paramètres pour une seule tête. Qui résistent à la mise en récit. » (1)
Nuages de cheuf vagabonds, flox au-dessus de LA, imprévisible, aucune vérification, prévisions minimales, probables sol-ends généralisés, fort indice de chute d’oiseaux à la centaine, rapports précédents non fiables, prématurés, de forts espoirs d’avoir une sem-end aux soleils, sinon pluie et neige fondue.
Le monde que nous avons bâti semble aujourd’hui reposer sur une ambivalence croissante : celle d’une interconnexion toujours plus dense permettant l’émergence de nouveaux modes d’échange ainsi qu’une mise en partage des pratiques et savoirs – confrontée cependant à une perte de lisibilité troublante, ainsi qu’au péril humain et écologique que peut représenter une ère de production technologique et industrielle massive. À l’heure où l’actualité se voit mobilisée par la tenue au Bourget de la 21ème Conférence des parties de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, suite à deux décennies de tentatives de négociations internationales, il nous importe d’aborder les relations que nous entretenons avec notre milieu à travers un prisme transversal qui tienne compte de données à la fois économiques, culturelles et sociales. La distinction encore trop souvent établie entre certains problèmes considérés « environnementaux » (pollution, réchauffement climatique, sauvegarde des ressources naturelles, perte de la biodiversité…) et d’autres considérés « sociaux » (migrations, emploi, inégalités de richesse, raciales et sexuelles, santé publique, violence…), semble en effet à écarter pour pouvoir penser des réponses viables aux bouleversements que nous traversons.
Sept sphères ovales en Scorpion selon les relevés, probable vendredi mortel, risques d’une simili-semaine à deux mardis, crachins saumâtres dans les terres centrales, fonte de pastilles dans les pharmacies.
En écho à la métaphore développée par l’écrivain Haytham el-Wardany dans ses Notes sur le désastre (2), Co-Workers: Beyond Disaster propose d’explorer non la dimension tragique inhérente à la situation de désastre, mais les transformations et formes d’action collective qu’elle peut engendrer. Il y est donc question d’émancipation et de repossession, là où tel que le formule el-Wardany, « le désastre est un événement collectif, au sein duquel les individus touchés se rassemblent en un groupe et se mettent en quête d’un nouveau commencement. En ce sens il s’agit aussi d’un événement politique, puisque le désastre est un tâtonnement collectif vers une réalité nouvelle qui permettrait finalement à l’individu de se ressaisir de soi ». Comment, autrement dit, faire d’une situation critique le ferment d’un renouvellement qui soit pensé à une échelle à la fois personnelle et commune ? (3)
Le gouvernement relâche le contrôle lunaire. Les lunes se comportent de manière imprévisible. Il vous est expressément demandé de ne pas sortir.
Co-Workers: Beyond Disaster propose d’opérer un déplacement du regard, un changement de perspective s’appuyant notamment sur la puissance spéculative du récit et de la science-fiction afin de repenser nos manières d’habiter notre environnement. Rassemblant une dizaine d’oeuvres souvent issues de processus collaboratifs, l’exposition est ponctuée tout au long de son ouverture de temps de réflexion et de production publics. Des artistes, chercheurs ou militants engagés dans différents champs ont ainsi été invités à participer à une série d’ateliers et de rencontres, avec notamment des étudiants de l’École Nationale Supérieure d’Arts de Paris Cergy et de l’université Paris Diderot. Décalant la focale au-delà du seul point de vue anthropocentré, les approches et les oeuvres ici réunies permettent une prise en compte renouvelée d’autres formes de vie, de communication et d’interaction. Co-Workers: Beyond Disaster est ainsi pensé comme un lieu activé par la recherche de nouvelles syntaxes et de nouveaux langages – gageant que les possibilités futures d’existence et de cohabitation seront conditionnées par une attention ouverte à des modes pluriels d’expression et de sensibilité.
Deux soleils fraîchissent à l’horizon, lunes agitées, les animaux devront être mis à l’abri, les voyageurs sont prévenus, toute embarcation doit retourner au port, risque de crue de la Gelée, poissons toxiques à la cime des arbres, le vent présent de nouveau, les températures vont… David Ohle, bulletins météo extraits de Motorman; première publication en anglais en 1972 par Alfred A. Knopf, traduction française de Nicolas Richard publiée en 2011 par les éditions Cambourakis.
Mélanie Bouteloup & Garance Malivel
Avec : Antoine Catala; Ian Cheng; Melissa Dubbin, Aaron S. Davidson & Violaine Sautter; Vilém Flusser & Louis Bec; Jasmina Metwaly & Philip Rizk; David Ohle; Agnieszka Piksa & Vladimir Palibrk; Pamela Rosenkranz; Daniel Steegmann Mangrané; Wu Tsang; Nobuko Tsuchiya; Haytham el-Wardany.
Notes
1 Ian Cheng, « Infinite Game of Thrones », originellement publié en anglais dans The Machine Stops, édité par Erik Wysocan, New York, Halmos, 2015. Traduit en francais pour le journal de l’exposition Co-workers: Beyond Disaster.
2 Haytham el-Wardany, « Notes on Disaster », texte rédigé en arabe et originellement paru en anglais dans la revue en ligne ArteEast Quarterly, hiver 2015. Traduit en français pour le journal de l’exposition Co-Workers:Beyond Disaster.
3 Voir à ce propos l’essai de Giovanna Di Chiro, « Ramener l’écologie à la maison », publié dans l’ouvrage De l’Univers clos au monde infini dirigé par Émilie Hache (Paris, Éditions Dehors, 2014). L’auteure y appelle à un «environnementalisme vivant», au sein duquel les citoyens puissent unir leurs forces afin de préserver, ou régénérer, les écosystèmes qui conditionnent les processus de reproduction dont dépendent toutes les communautés.