Le sujet qui l’intéresse de plus en plus, dit-il, c’est l’amour. On n’est pas sûr de ne pas avoir entendu « la mort ». Il précise : le couple. La vie domestique, celle qui commence souvent chez Ikea pour les classes moyennes. Et y finit parfois, comme en témoigne cette vision post-apocalyptique d’un magasin de la chaîne suédoise englouti sous une jungle fantasy, le parking devenu cimetière de voitures. Vision de défaite, certes, mais aussi de renaissance indécise, couleurs pastels tendres, composition semblable au Pèlerinage à l’île de Cythère de Watteau, mais qui aurait été traitée par un peintre chinois du siècle précédent.
Pour sa troisième exposition personnelle à la galerie Georges-Philippe et Nathalie Valois, Vincent Paronnaud alias Winshluss, bien connu des amateurs de BD pour une poignée de livres cultes et un prix du meilleur album à Angoulême (Pinocchio, 2008), se penche sur l’ambivalence amourhaine. Cette dualité s’incarne dans un motif déjà ancien de son oeuvre, qu’il aime citer : ce sont les deux poings de Robert Mitchum dans le film la Nuit du chasseur de Charles Laughton, portant l’un le mot « Love », l’autre « Hate ». Winshluss choisit d’habitude de ne reproduire que le poing « Love », en dessin ou en sculpture, séparé du corps, comme une mutilation. Cette fois, il nous offre les deux mains, ce qui est peut-être pire, collées sur leur rambarde à l’échelle 1:1, en résine pâle comme un fantôme 3D, installées à hauteur de regard du visiteur. Ces poings coupés ont ailleurs pour écho quatre peintures représentant des doigts castrés entourés d’insectes, peut-être le signe d’une frustration sexuelle si l’on se rappelle l’usage freudien que faisait Buñuel des mains dans Un chien andalou... Petits phallus qui se promènent tout seuls, mais encore prêts à frapper. Parfois il ne reste plus que la forme des doigts, plus que les trous où les glisser : ainsi de la canette de bière froissée Next, ou du poing américain marqué lui aussi « Amour » et qui s’intitule joliment Dans ta gueule mon amour. Comme quoi le vide appelle le plein.
Les matériaux et la manière choisis pour exprimer cette ambiguïté renvoient à l’univers des « calaveras » mexicaines, offrandes en forme de crâne humain dont il existe des versions en sucre, vision festive de l’au-delà, voire fertile puisque la calavera est supposée nourrir le défunt. Chez Winshluss, ce sera non pas du sucre mais de la céramique ou de la porcelaine, avec les mêmes fleurs que sur les calaveras, mais tombées aux pieds de l’objet, formant une sorte de couronne d’où jaillit le crâne ou le poing. Variations sur l’esthétique du tatouage et de la « gloire ». La mort, ou l’amour donc, c’est le grand lot commun, la vanité. Winshluss parle parfois de médiocrité de la vie : même quand on croit avoir réussi, on a d’une certaine façon raté. Mais peut-être alors cette conscience du ratage est-elle un degré supérieur de réussite... De toutes façons, il y a toujours résurrection, rédemption, fût-ce crucifié sur un bout de bois Ikea.
C’est un peu le triomphe de la mort, à condition d’accepter le double sens du génitif, objectif et subjectif. La mort triomphe, comme dans The man who killed the sun, réjouissante fausse affiche de ciné, mais c’est aussi un triomphe sur la mort : après tout, l’artiste (qui s’est représenté en warrior) est plus vif que le soleil. Une fois le feu volé, il le met au cul des personnages du diorama le Déjeuner sous l’herbe d’après Manet, ce qui nous ramène au couple, sauf que c’est un trio : L’Éternel mari de Dostoievski relu par René Girard ? On n’est plus sur l’herbe mais sous l’herbe (on voit les racines, pas les pissenlits), et on est surtout après le déjeuner : les présupposés du tableau de Manet sont mis à jour (prostitution, argent) et la femme du tableau, qui est la seule de cette exposition, est armée. Elle a même déjà réglé leur compte aux deux hommes. On verrait volontiers, dans cette (demi-)victoire, la clé féministe des danses macabres winshlussiennes.
Éric Loret