Parallèlement à l’exposition Les Bas-fonds du Baroque. La Rome du vice et de la misère où l’artiste sera représenté par un important tableau de la National Gallery de Londres, le Petit Palais montre, dans son parcours des collections permanentes (salle 25), un ensemble significatif d’oeuvres de Claude Gellée tirées de ses réserves, toutes issues de la collection Dutuit.
Surnommé à Rome « Le Lorrain » en raison de son origine, ce peintre, dessinateur et aquafortiste talentueux a fait de la Ville éternelle sa patrie d’adoption de 1627 jusqu’à sa mort en 1682. Dans ce foyer culturel exceptionnellement fécond et fiévreux, Claude Gellée, homme tranquille et travailleur assidu, a rapidement conquis une notoriété durable en tant que paysagiste, créateur d’un monde poétique original et cohérent. Son approche à la fois sensible et idéalisée de la nature devait dominer toute la conception européenne du paysage jusqu’à la fin du XVI I Ie siècle, et même au-delà si l’on se souvient de l’admiration que lui voua Turner.
Le choix de Rome
Depuis la Renaissance – dont le foyer d’éclosion fut la Toscane – les artistes du Nord ont aspiré à passer les Alpes pour accéder aux richesses de l’humanisme et aux exemples d’un nouvel art figuratif, héritier des leçons de l’Antiquité classique redécouverte.
Jusqu’aux premières décennies du XVI Ie siècle, l’attraction italienne ne faiblit pas : c’est toujours par rapport aux sollicitations de l’art italien que les diverses écoles nationales d’Europe réagissent, tandis que les voyages et échanges Nord/Sud s’intensifiaient dans les deux sens. De ces interactions témoignent des courants artistiques particuliers : l’Ecole de Fontainebleau en France et les différentes formes du maniérisme européen, le renouveau « italianisant » aux Pays-Bas, puis l’expansion généralisée du Caravagisme, avec ses versions « luministes », en France et en Hollande, et « ténébristes », en Espagne.
C’est dans le courant du XVI Ie siècle que Rome devient – devant toutes les autres villes italiennes – le centre culturel le plus fécond et le plus attractif de la péninsule. Dynamisée par le mécénat politique de la papauté, la Ville s’enorgueillit du titre de « Roma caput mundi ». Les fouilles antiques et paléochrétiennes ont fait de la ville un musée à ciel ouvert, tandis que coexistent et s’enrichissent les ferments artistiques les plus prometteurs du moment : le Caravagisme et son réalisme révolutionnaire, l’école classicisante des Carrache, le bastion classique d’Albani, du Dominiquin et de Guido Reni, le Baroque triomphant du Bernin et de Pierre de Cortone.
C’est dans la Ville éternelle que l’Académie de France à Rome est instituée en 1666. Etroitement liée à l’Accademia di San Luca – association des artistes romains fondée en 1577 -, son propos est de former les boursiers « au bon goût et à la manière des Anciens ». Plus largement, un grand nombre de peintres français vont à Rome pour s’y former ou compléter leur apprentissage, comme Vouet, Vignon, Blanchard et Stella. Certains y accomplissent toute leur carrière à l’instar de Charles Mellin, Claude Gellée et Nicolas Poussin.
La « nation lorraine » à Rome
Né à Chamagne, à quelques kilomètres de Nancy, Claude Gellée (1600- 1682) devient orphelin à douze ans. Celui qui se nommera lui-même « le Lorrain » en raison de son origine, se rend à Rome entre 1612 et 1620, pour y apprendre le métier de pâtissier ou bien, selon une source plus fiable, pour y accompagner un parent, marchand de dentelles. Se faisant, le futur artiste mettait ses pas dans ceux de ses compatriotes Jacques Callot (1592-1635), Charles Mellin (1597-1649) et Claude Deruet (1597-1649), illustrant ainsi l’attirance du « foyer lorrain » pour la Ville éternelle.
Depuis le XVIe siècle, les papes successifs avaient fait du duché de Lorraine – resté fidèle au Catholicisme – le poste avancé de la Contre-Réforme. En retour, autour de la Curie et de la Chancellerie pontificale gravitait une véritable « nation lorraine », où se mêlaient curialistes et prélats, pèlerins et négociants, notaires et secrétaires, artistes, gens de maison et cuisiniers, ici fort renommés. Dans cette société bigarrée, les débuts de Claude sont modestes. Sans instruction particulière, le jeune homme entre comme domestique chez le paysagiste, peintre de marines et fresquiste, Agostino Tassi (1580-1644). Devenu l’élève de son maître, il en adopte aisément la manière, elle-même héritière du style tardif de Paul Bril et du Classicisme bolonais. Claude complète cette formation par un séjour de deux ans à Naples auprès de Gottfried Wals de Cologne, qui le familiarise avec la tradition raffinée et luministe d’Adam Elsheimer. Beaucoup moins décisif pour son avenir fut un court séjour de Claude à Nancy (1625/26), comme assistant de Deruet. De retour à Rome en 1627, Claude s’y installe définitivement et y peint jusqu’à sa mort, en 1682. Sa carrière est celle d’un artiste qui a autant reçu de sa patrie d’adoption qu’il lui a donné.
Priorité au paysage
Rapidement célèbre et travaillant pour les plus illustres dignitaires romains – papes, princes et cardinaux – comme pour le roi d’Espagne et pour la noblesse étrangère, Claude Gellée choisit d’emblée de devenir un peintre de paysage, genre qui avait acquis son autonomie vers 1600. Ses contemporains relatent qu’il avait l’habitude de faire des excursions autour de la ville, jusqu’à Tivoli, Frascati et Subiaco, pour dessiner sur le motif. Ses dessins d’après nature, au lavis de bistre principalement, constituent l’un des chapitres les plus brillants de l’histoire de cette technique. Ces excursions se font parfois en compagnie de Nicolas Poussin (1594-1665), dont les relations avec Claude ont été amicales et professionnelles, les deux artistes s’influençant réciproquement.
En 1633, Claude devient membre de l’Accademia di San Luca de Rome et dès lors l’existence du maître, marquée d’aucun évènement saillant, est entièrement consacrée au travail. Claude ne se maria pas mais recueillit en 1659 sa fille naturelle Agnès, « âgée de 6 ans », qui vécut désormais chez lui. Il n’eut pas d’atelier mais un serviteur qui devint peintre, Gian Domenico Desiderii, et un seul élève, Angeluccio. En 1669, il fut chargé de s’occuper des artistes étrangers au sein de l’Accademia.
En février 1663, Claude, gravement malade, rédige son testament dont les principaux bénéficiaires sont Agnès et ses deux neveux, Jean et Claude, venus habiter chez lui. Contre toute attente, il survécut à sa maladie et put continuer à dessiner et à peindre pendant les vingt années suivantes, « même si ce n’était que quelques heures par jour ». Il ne reprit cependant jamais son activité d’aquafortiste, étant probablement demeuré trop faible pour supporter la fatigue physique de ce travail.
Une Arcadie enchantée
Doté d’un tempérament aimable et constant, vivant sans aucune ostentation, Claude fut un travailleur assidu et son oeuvre est considérable : plus de 200 peintures, 1.200 dessins et quelque 44 eaux-fortes, celles-ci se présentant souvent en étroite liaison avec les propres compositions peintes du maître. Cet oeuvre, qui s’offre comme un monde poétique original et cohérent, donne, toutes techniques comprises, une impression de très grande unité.
Représentant par excellence du paysage idéal italo-français, Claude est parvenu à élaborer sa vision personnelle du sujet, tout en appartenant pleinement au courant de pensée néo-platonicien, alors très en vogue à Rome. L’homme et l’animal ont leur place du sein d’une nature belle et féconde, dans laquelle ils vivent en harmonie, épargnés par la souffrance, la crainte de la mort et la nécessité de travailler. A cette conception idéale et arcadienne se rattache le mythe de l’« Age d’Or » et en elle brillent les derniers feux de l’optimisme humaniste de la Renaissance.
La production artistique de Claude ne peut être saisie qu’à partir de 1629, période pendant laquelle il abandonne définitivement la fresque pour élaborer ce qui peut être considéré comme son premier style personnel. Ses paysages charment alors par leur caractère rustique et pittoresque et les figures de paysans qui les animent sont dans la tradition des bambochades du XVIe siècle. Claude excelle aussitôt dans les effets de couchers de soleil incandescents, souvent considérés comme sa marque de fabrique, alors qu’ils appartiennent seulement à sa première décennie de travail.
A partir de 1640 se discerne l’influence du classicisme d’Annibal Carrache et du Dominiquin, et Claude crée des compositions plus équilibrées, baignées d’une atmosphère plus sereine. Une certaine stylisation régit désormais la construction de ses tableaux : une plate-forme au premier plan joue le rôle de scène de théâtre, encadrée d’arbres ou de bâtiments. Le paysage s’ouvre sans artifice vers l’arrière-plan et le regard du spectateur est guidé vers l’horizon par divers paliers et de subtils jeux de lumière. Presque toujours Claude tient à animer son sujet par l’évocation d’un voyage imminent : gestes de la main vers le lointain, troupeaux en marche, navires de retour ou en partance.
L’artiste aime souligner le contraste entre la naissance du jour et son déclin : la lumière venant de gauche indique le matin et implique des tons froids pour le paysage ; si la lumière illumine le tableau à partir de la droite, elle est évocatrice du soir et elle pare toute la nature de couleurs chaudes et profondes. Fondé sur des études d’après nature, le paysage recréé par Claude prend un caractère noble et intemporel et semble répondre aux descriptions faites par Virgile dans ses Eglogues et ses Géorgiques. Les monuments de Rome se trouvent déplacés en pleine nature ou au bord de la mer. Très rarement représentées comme des ruines, ces architectures ne sont pas emblématiques de nostalgie ou de « vanité » mais elles célèbrent au contraire un monde de beauté et de grandeur éternelles.
La Bible, l’Enéide et les Métamorphoses d’Ovide constituent désormais pour Claude les sources écrites les plus souvent sollicitées.
La « grande manière » de Claude commence vers 1650. L’artiste se détourne des éclairages dramatiques qu’il remplace par une lumière plus étale. Subissant la double influence de Raphaël et de Poussin, le maître accentue la rigueur architectonique de ses compositions. Dans la littérature sacrée et profane, il privilégie dès lors les épisodes les plus nobles, ceux dont le contenu religieux ou philosophique s’avère le plus riche ou le plus profond.
Pendant le reste de sa vie, cette veine héroïque se poursuit, inclinant parfois à revêtir un caractère antiquisant ou austère.
La gloire de Claude
Pendant plus de soixante années d’activité, Claude est magnifiquement parvenu à faire son chemin à Rome, dans un climat de compétition professionnelle très ardue. Ainsi, sut-il conquérir une place originale à côté de Poussin, lequel choisit de s’installer définitivement à Rome en 1642, pour y travailler jusqu’à sa mort en 1665. Si l’approche plus théorique, plus intellectuelle et plus antiquisante de Poussin a pu influencer les paysages de Claude à partir de 1650, une sensibilité élégiaque unique et un rythme mélodique très personnel ont toujours différencié l’art du Lorrain.
Son exemple devait dominer toute la conception européenne du paysage jusqu’au XIXe siècle. L’Angleterre, en particulier, est tombée sous le charme de ce peintre qui a marqué non seulement l’art pictural anglais de Richard Wilson à Turner mais aussi la notion de pittoresque des paysagistes de la verte Albion.