Du sacré au profane et retour
Valentin Carron remet l’art en jeu. Entre interprétation, facétie et subversion, il redonne la fluidité au glacis du révérencieux. Pour fomenter la profanation, il trace les lignes d’un temple, d’une architecture mentale dont il détient les cotes. L’une d’elle est le retour du ready-made : l’urinoir est entré au musée, Valentin Carron, lui, fait sortir les chefs-d’oeuvre dans le lieu commun du vernaculaire. Vernaculaire ? Il en a livré une définition précise lors de son exposition parisienne au Palais de Tokyo en 2010 : « Forme architecturale propre à une zone géographique et à une période donnée. Adaptée aux conditions climatiques de la région et aux usages de la population. » C’est ainsi qu’en 2002 on retrouve Fernand Léger réinterprété par Jo Style, un artisan du Valais — le canton suisse où Valentin Carron est né et où il travaille. En temps normal, Jo Style réalise « des peintures sur des peaux de bêtes, tendues avec des lanières de cuir sur des cadres réalisés avec des branches d’arbre ». Valentin Carron lui commande les mêmes oeuvres en demandant de remplacer les dessins habituels par les motifs peints par Fernand Léger. La profanation est consommée, la liberté de penser l’art et l’histoire de l’art sont retrouvées.
« Le passage du sacré au profane peut aussi correspondre à un usage (ou plutôt à une réutilisation) parfaitement incongru du sacré. Il s’agit du jeu. On sait que la sphère du sacré et celle du jeu entretiennent des relations très étroites », a écrit le philosophe Giorgio Agamben.
Valentin Carron veut maintenir ouverte l’aire du jeu car elle est aussi celle de la création. Il y avance à pied, en chaussettes trouées, comme le montrent les sculptures de verre qui résonnent de la toile « Jean- Marie » de la période Vache de Magritte. Jean-Marie, un voleur de poules, quitte le lieu de ses méfaits en boitant… La distinction est toujours affublée chez Valentin Carron des insignes de la dégradation, comme pour maintenir vivaces deux pôles opposés, indispensables au mouvement. Le mouvement lui-même, contrairement aux aspirations des Futuristes, est entravé ainsi que le suggère le ready-made Piaggio « Ciao », cyclomoteur de peu de puissance, présenté dans la cour du pavillon suisse de la Biennale de Venise en 2013.
Pour sa première exposition personnelle à la galerie kamel mennour, l’artiste suisse présente, en dialogue avec l’architecture du lieu, une façade typique de grange dont les ouvertures laissent sourdre l’inquiétante étrangeté du familier refoulé : des histoires, des peurs, des secrets qui errent comme des fantômes repoussés dans les coulisses de la vérité. Au voisinage de cette façade d’où peut surgir l’inattendu, les ceintures en verre accrochées aux cimaises se mettent à siffler tel le serpent de fer forgé, long de 80 mètres, qui accueillait les visiteurs du pavillon suisse de la Biennale. Les ceintures-serpents, comme les a dessinées Botticelli pour les furies de « La Divine Comédie » de Dante, se lovent chez Valentin Carron en des vrilles ordinaires. Elles sont figées dans des verres de plusieurs couleurs mais gardent pourtant leur apparence de souplesse. Une opposition qui les rend vivantes. Elles toisent l’espace et assurent l’accueil. Elles racontent des histoires domestiques et se distinguent par leur fabrication artisanale d’exception. Valentin Carron cultive les contrastes. Ils permettent ce mouvement d’entre-deux qui lui est essentiel.
Plus loin dans la galerie, prend place « The Great Objekt ». La sculpture, de facture post-moderniste, est un remake à l’identique d’une oeuvre d’André Gigon, artiste suisse des années 1950. La sculpture originale titrée « Le Grand Objet » n’a pas marqué l’histoire de l’art, elle a échoué en décor urbain. Pour lui redonner sa chance, Valentin Carron se l’approprie, la reconstitue en un matériau factice. Elle devient le miroir de l’original, son interprétation, sa traduction comme le dit Valentin Carron : « Je crois inventer la traduction dans les oeuvres plastiques. Un peu comme l’interprétation dans la musique classique, l’interprétation qui n’est pas la composition. » Répliquer, dupliquer, multiplier n’est plus un choix dans le monde contemporain, il est le lieu commun à tous. Valentin Carron le signifie en traduisant le titre original de l’oeuvre en globish : « The Great Objekt ». Cette « couleur verbale », comme le disait Marcel Duchamp, rend présente la palette contemporaine qui va du pixel à la mondialisation. En posant toujours de manière radicale la question de la création artistique et son rôle dans le monde. Pour Valentin Carron, le modernisme n’a pas tenu ses promesses de monde meilleur. Quelles sont les issues de l’art actuel ? De quelles sphères sacrées sera-t-il le gardien ?
Annabelle Gugnon