La solitude des champs de coton
Devant le mystère il convient de s’ouvrir et de se dévoiler tout entier afin de forcer le mystère à se dévoiler à son tour.(1)
Dans sa pièce, Dans la solitude des champs de coton, Bernard-Marie Koltès met en scène un deal en tant que « transaction commerciale portant sur des valeurs prohibées ou strictement contrôlées, et qui se conclut, dans des espaces neutres, indéfinis, et non prévus à cet usage (…) » Le deal, ainsi défini, me fait penser à tout ce qui sous-tend un projet artistique. Entre celui qui le conçoit (le vendeur) et celui qui sensé l’accueillir ou le financer (l’acheteur ou client), survient une négociation dont aucun des protagonistes ne maîtrise totalement la nature. Contrairement à une marchandise calibrée, répertoriée, identifiée, l’oeuvre d’art se situe dans un flou qui est dû à la nature de la marchandise échangée. De cela, Mohamed Bourouissa est sans doute conscient lorsqu’il s’embarque dans une résidence aux États-Unis, avec le projet de faire cohabiter deux mondes totalement distincts, voire contradictoires. La démarche ne manque pas d’une certaine utopie humaniste. Mais il est une chose que de concevoir quelque chose à Paris, dans la logique d’un monde que l’on maîtrise et cela en est une autre que de multiplier les obstacles en initiant une démarche qui va impliquer, sur un territoire inconnu, des inconnus.
Le travail de l’artiste est de tirer du malentendu le meilleur possible, en acceptant « de se dévoiler tout entier afin de forcer le mystère à se dévoiler à son tour » en jouant à « qui-perdgagne ». Bourouissa s’est retrouvé dans un espace de confusion qui l’a contraint à repenser la nature même du projet qu’il envisageait de mettre en place. Confronté à l’américain parlé par les communautés noires, la langue, pour l’artiste, se met à agir comme métaphore du déplacement et de l’hétéropie : comment parvenir au résultat escompté dans une négociation dont on ne maîtrise pas tous les paramètres ? Ce désir d’associer des riders à des artistes pour un concours fictif met en scène des rapports de force riches d’enseignement. Il y a là une double mise en abyme dans laquelle la fiction et la prétendue réalité se mêlent pour ne plus former qu’un tableau flou, comme un diptyque qui raconterait une histoire qui semble contenir en elle-même sa propre contradiction. Cette dichotomie est due à la distance qui existe entre celui qui regarde (l’artiste) et ceux qui sont regardés (les riders), sans que jamais aucun jugement ne soit émis : l’hétérologie est « un art de jouer sur deux places » qui aménage une scène réversible où le dernier mot n’appartient pas nécessairement au sujet premier du discours et où la critique n’épargne pas l’énonciateur, lui-même atteint par ricochet. Lieu d’expérimentation, l’hétérologie assume le risque d’une parole en liberté et constitue un magnifique instrument pour tenter « d’évaluer dans un lieu ce qui manque dans l’autre » selon les mots de François Jullien(2). Et c’est exactement à cet exercice que Bourouissa s’attelle.
Jouer sur deux espaces est une schizophrénie indispensable. Un exercice perpétuel de traduction qui est reflété par la mise en espace et les choix de l’artiste. La meilleure forme, la plus intelligente en tous les cas, de raconter une histoire qui s’appuie sur une expérience vécue, et d’y aménager des espaces de vides et d’amnésie. Notre cerveau ne procède pas autrement. Lorsque nous croyons nous souvenir, nous nous mentons à nous-mêmes en nourrissant l’illusion que nous pouvons reproduire une totalité. Bourouissa a décidé d’opérer par fragments, étalonnement des morceaux choisis qui, comme un puzzle, ne peuvent être totalement intelligibles qu’à la fin d’un parcours parsemé d’indices auxquels le spectateur ne prêtera pas forcément l’attention nécessaire. Il y a des objets et des images, mais ce ne sont pas ceux que nous voyons. L’artiste opère une distorsion volontaire qui nous contraint à nous méfier des évidences. Les capots de voitures, le cheval, les dessins, les voix et les films ne peuvent pas se lire au premier degré, comme des évidences faciles, mais plutôt comme les éléments d’une énigme dont l’auteur luimême ne possède pas toutes les clés. L’expérience de se mettre à la place de l’autre tout en disant « je » permet d’éviter le piège de l’anthropologie ou de l’ethnologie. Nous sommes au coeur d’une fiction dont il nous revient de ressentir la nature. L’artiste ne fait que proposer une version de sa propre compréhension, sans la poser en un dogme axiomatique.
Simon Njami
Notes
1 Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, Paris, Minuit, 1986.
2 Michel Foucault, « Des espaces autres » (1967), in Dits et écrits, tome IV, Paris, Gallimard, 1984.