Ceci n’est pas une exposition. Ceci est un rêve. De la force de ceux qui font devenir Voyant, au sens où l’entendait Arthur Rimbaud (« Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens »). Petrit Halilaj, né à Kostërrc, au Kosovo, en 1986, ouvre à la galerie kamel mennour un monde à la fois surréel et familier. On y entre par l’étonnement. D’abord de se trouver face à une forêt d’ocarinas, perchés sur des pattes comme sur des arbres. Ils chantent si on leur donne du souffle. Ce sont des instruments à vent du Kosovo, façonnés en argile depuis le Néolithique. Ceux-ci ont été modelés puis surmodelés par l’artiste, qui, pour cette installation, s’est fait enseigner la technique par l’un des derniers créateurs d’ocarinas au Kosovo, Shaqir Hoti.
Leurs formes comme leurs sons entraînent vers la vision fabuleuse du soussol de la galerie. Là, dans un lac rose-flashy bordé de terre, de branches en bosquets et de pierres, apparaît un cheval de plusieurs mètres de haut. Sur son chanfrein est posée une shoka, une longue ceinture traditionnelle où l’artiste a brodé la phrase qui donne son titre à l’ensemble :
« Yes but the sea is attached to the Earth and it never floats around in space. The stars would turn off and what about my planet ? »
[« Oui mais la mer est liée à la Terre et elle ne flotte jamais dans l’espace.
Les étoiles s’éteindraient et alors qu’en serait-il de ma planète ? »]
Comme tous les rêves, le dispositif imaginé par Petrit Halilaj se présente comme une énigme. Il est un récit mystérieux dont chaque élément est un univers en soi et que chacun est invité à habiter de ses propres souvenirs, ses désirs, ses horizons intimes. Bien sûr, toutes les oeuvres du jeune artiste sont façonnées par les intrusions de l’Histoire dans son enfance, marquée par la guerre en ex-Yougoslavie et la vie dans un camp de réfugiés en Albanie ; mais l’essentiel, pour lui, est l’inauguration de nouveaux agencements, de nouveaux liens et leurs promesses vitales. Ainsi, l’herbe verte poussant sur les soixante tonnes de terre natale transportées à la foire d’art contemporain de Bâle (« Kostërrc », 2011) ou la vie avec oiseaux volants et compagnon dans l’oeuvre qui a signé, en 2013, la première participation du Kosovo souverain à la Biennale de Venise (« I’m hungry to keep you close. I want to find the words to resist but in the end there is a locked sphere.The funny thing is that you’re not here, nothing is »). Et aussi « Poisoned by men in need of some love » (2013) qui engageait la renaissance du Musée d’Histoire naturelle de Pristina dont les trésors avaient été abandonnés à la moisissure dans les caves au profit d’une exposition folklorique à but idéologique.
Pour cette nouvelle pièce, à la galerie kamel mennour, Petrit Halilaj appelle le souvenir d’un arrière-arrière-grand-père nommé Baba Gan. Il ne l’a jamais connu mais le récit de sa vie fait partie de la mythologie familiale transmise par le grand-père de l’artiste, conteur d’histoires. Baba Gan était un intellectuel kosovar, il a été assassiné au début du XXe siècle. Il a ouvert une école. Quotidiennement, il était appelé pour pacifier les querelles et résoudre les conflits. Petit de taille, il imposait sa fonction de modérateur en arrivant sur un grand cheval blanc et en portant une ceinture traditionnelle sur laquelle sa femme avait brodé des histoires qui devinrent des messages symboliques… Il faut toutefois dire que son don de conciliateur s’exerçait plus facilement dans l’espace public qu’au sein de son foyer…
Le lac rose-détergeant, outre sa puissance onirique, évoque l’espace intérieur des maisons kosovares où l’extrême propreté est de mise alors que l’espace public est, lui, désinvesti. Comme si les habitants cherchaient à retrouver un espace vierge en effaçant chez eux les traces qu’ils ne peuvent faire disparaître de l’espace public, voire politique.
La tension entre intérieur et extérieur, entre grand cheval et petit Baba Gan, entre ocarinas et pierres, entre lac rose et terre sombre, entre le cheval-masculin et la ceinture-féminin, instaure un territoire. Au sens où l’a conceptualisé le philosophe Gilles Deleuze : « Un territoire ne vaut que par un mouvement par lequel on en sort. Il n’y a pas de territoire sans un vecteur de sortie de territoire. Et il n’y a pas de déterritorialisation sans un effort pour se reterritorialiser ailleurs, sur autre chose ». Cette tension entre territoire et mouvement invite le visiteur à jouer avec les différents vecteurs sa propre partition. En connaissant ces mots de Petrit Halilaj :
« Peut-être que je crois aux rêves.
A l’imagination.
Aux miracles, ou je ne sais pas, mais…
J’ai le désir d’offrir mon attention.
Et être là parmi vous.
Et ne pas vous oublier. »
Annabelle Gugnon