« Ce qui est n’est pas ce qui est »
Les soleils meurent et la nuit arrive. C’est elle que le photographe espagnol Alberto García-Alix a élue comme compagne pour éclairer la vie ; ses tourbillons, ses ivresses, ses vertiges. Pour sa troisième exposition personnelle à la galerie kamel mennour, Alberto García-Alix révèle les nouvelles perspectives de faux horizons. Un « horizonte falso » où les repères se modifient et font entrer le réel dans la poésie. C’est là que se tient le photographe pour désarçonner le visible et en faire émerger les pôles métaphoriques.
Alberto García-Alix est l’un des acteurs majeurs de la force underground, avant-gardiste, créative (1970-1986) qui a contribué, à Madrid, à déboulonner les avatars de la dictature franquiste avec ses musiques de pas cadencés, sa redoutable Brigata politicosociale, ses quarante années de censure et de musellement. Le photographe est alors en pôle position, dans les salles de rock, les bars, sur sa Harley Davidson, dans les revues d’avant-garde, avec les cinéastes, avec les créateurs de mode, de bandes dessinées. La vie en éveil, la vie sur la crête de l’écume, il la photographie. Et surtout il la vit. Ses amours, ses amis, la fête, le sexe, les shoots d’héroïne, les stars du porno, la vitesse, les rumeurs de la ville, les ombres portées jusqu’aux ténèbres…. Les tirages sont exclusivement noir et blanc : « C’est la couleur de ma fiction. » En effet, grâce à la magie du noir et blanc, Alberto García-Alix mène sa tribu vers l’éternité. Du singulier à l’universel : le moment vécu est transfiguré, il devient le récit de la condition humaine. Pour l’exposition, le photographe nous offre de revoir quelques-unes de ces photos, vintages, exposées dans des vitrines.
Quand il écrit sur la photographie, le sémiologue et critique littéraire Roland Barthes parle du punctum, le détail d’une photo qui détient une force d’expansion. Ce détail n’est pas intentionnel mais signifie que le photographe y était. « La voyance du Photographe ne consiste pas à ‘‘voir’’ mais à se trouver là », écrit Barthes. Alberto García-Alix est doué de cette voyance, qui est en fait une présence. Elle lui fait habiter le monde et en témoigner poétiquement. La moto en est le mode d’accès privilégié, depuis toujours. Elle est plus qu’un rêve, elle est l’essence de tous ses rêves, une extension de lui-même qui rend possible les exodes fulgurants, les anamorphoses de la vitesse, les aberrations optiques. Elle fait partie intégrante de la vision mouvante du photographe madrilène, lequel assure qu’« il faut changer d’angle, changer d’échelle car ce qu’on croit n’est pas. Et ce qui est n’est pas ce qui est. » Une invitation à explorer les moments interstitiels, les bascules, les superpositions et toute la géométrie de l’horizonte falso dont García-Alix fait émerger un récit inédit.
Le réel est bouleversé et la géographie du coeur entre en résonance avec l’espace. Sa voix de caverne se met alors à murmurer sur ses vidéos les textes qu’il a écrits (certaines de ces vidéos sont présentées à la Maison Européenne de la Photographie, à Paris). Toutes ces images sont le fait d’un photographe doué pour les mots, qui donne à ses tirages des titres aux accents de haïkus underground : des flashs d’émotion, d’humour, de noirceur. Des mots qui ouvrent le passage vers la profondeur de l’image où quelque chose va surgir. Du balbutiement à la vibration, ses fictions intérieures tracent la voie. Pour chacun d’entre nous, la fiction est la seule porte d’entrée dans le réel. La force des photographies d’Alberto García-Alix est de nous le donner à voir.
Annabelle Gugnon