La Galerie Peter Kilchmann est ravie d’annoncer L’Avènement, Janvier 2025, la quatrième exposition personnelle de l’artiste suisse Marc Bauer (*1975 à Genève ; vit et travaille à Berlin et Zurich) auprès d’elle. S’il s’agit du premier projet du lauréat du prix Meret Oppenheim (2020) dans les locaux parisiens de la galerie, l’artiste n’est cependant pas inconnu du public français puisqu’il s’agit déjà de sa 12ème exposition personnelle sur le territoire (incluant le cycle Cinerama montré respectivement dans les Frac Paca (2015), Alsace et Auvergne (2014)). Celle-ci est l’occasion pour l’artiste d’asseoir encore son répertoire en même temps que de poursuivre l’exploration de formes et de techniques surprenantes pour ceux qui seraient familiers de son œuvre. Un ensemble spectaculaire_ l’exposition compte près d’une trentaine d’œuvres, toutes inédites _ sur papier (colorées ou non) mais aussi peintes (dans des silhouettes imprévues) prospère parmi les quatre salles de la galerie fréquentée aussi par l’artiste Thomas Kuratli aka Pyrit qui en compose l’univers sonore, garantissant ainsi au spectateur une expérience complètement immersive.
Depuis le début des années 2000, l’artiste développe une pratique dessinée qui se concentrait d’abord sur le support du papier mais s’aventurait bien vite à goûter d’autres surfaces (aluminium, plexiglas…), envahissant rapidement les espaces muraux, explorant la céramique et la tapisserie, s’invitant au film d’animation et s’épanouissant enfin à la peinture. La manière, tout à fait singulière, est reconnaissable malgré la diversité plastique. Le trait est aussi précis et aiguisé, les espaces de blanc n’ont pas disparu mais la couleur, qui affleurait discrètement, s’assume et se propage.
Avènement. L’étymologie est dérivée du mot avenir. Le terme est d’abord essentiellement utilisé dans la sphère du religieux et souvent dans le contexte du retour en majesté du Christ, figure de juge de la fin des temps. Il se déplace au XIIIème siècle dans l’espace politique pour marquer l’accession à une dignité souveraine. Ce n’est qu’ensuite qu’il sera utilisé dans son sens moderne pour signifier ce qui arrive, se produit. En ce contexte agité, le terme évidemment déborde et présagerait plutôt un danger latent, un état de rupture imminent, le basculement (in)évitable vers des régimes radicaux.
C’est dans cet environnement, que Bauer capture plusieurs portraits masculins et féminins entre deux âges. Ce ne sont pas tant des indices d’un certain mode de vie qui conduisent cette indécision, plutôt la sensation que ces figures sont saisies dans une immense vulnérabilité. La délicatesse de la mine de plomb frôle les regards affaissés, comme intériorisés, les lèvres closes quand les mots se dérobent, les mains enfermées dans les poches ou laissées ballantes de n’avoir plus à caresser un visage ou entourer une épaule basse. Non objectivées, ces silhouettes s’abandonnent dans l’intimité d’intérieurs sécurisants où l’on sent pourtant peser une vérité du monde qui les encombre. Cette mélancolie n’est pas mise en scène. Ils sont sincèrement absorbés par le deuil d’une réalité qui promet de ne pas fléchir devant leurs espoirs et leurs désirs. Le spectateur et l’artiste observent parfois du coin de l’œil, derrière la vitre, et sont aussi quelquefois invités à passer le seuil, à participer de l’espace, à se rappeler en somme cette liberté insouciante à aller et venir. Alors, l’usage de la gomme, ces zones de blanc, de papier nu, hypnotiques. Ces lieux où l’absence d’image interroge d’abord, puis méduse, capte le regard. Elles jouent certainement ici un nouveau rôle dans le vocabulaire de l’artiste qui les emploie de longue date comme une évocation redoutable de cette mémoire trouée. Ces espaces ne seraient alors pas ceux du néant, mais plutôt des zones frontières, celles du passage d’armes. Des lieux neutres où les réalités des uns et des autres, celles inventées à ces personnages et celles éprouvées des spectateurs, seraient poreuses et pourraient se superposer ; assurant ainsi le renouvellement d’un regard qui s’exerce et la pérennité d’une image désenchantée que l’on ne se lasse cependant pas d’observer car elle ne cesse d’être à soigner, à réinventer.
Et pour ne pas réveiller la bête, cette atmosphère chuchotée, engourdie, s’assoupit dans les deux œuvres : L’Avènement, Janvier 2025 I et II (crayon sur papier, chacune 140 x 100cm). Une vue en contre-plongée sur le jardin à la française de Vaux-le-Vicomte, en camaïeux de gris, surplombe un salon. Le sofa est quant à lui, observé à hauteur. Ces choix de points de vue ne sont pas anodins et permettent au regardeur de comprendre qu’il survole le rêve et épie le réel. Une silhouette adolescente, que l’on pourrait penser soustraite à l’ensemble précédent, s’abandonne dans le moelleux des coussins pour se dérober au cadre dans un second temps. Les éléments d’architecture, courants dans l’œuvre de l’artiste, se dissipent dans ce nouveau corpus. Cependant, ce jardin, dans la rigidité / la rationalité / l’efficacité de sa composition fait architecture et en ce sens, la culture y contraint la nature. Sa symétrie rappelle aussi certaines œuvres antérieures exposées lors de The default brain (Galerie Peter Kilchmann, 2022) où les Rorschach colorés couronnaient des garçons endormis. Les motifs circulaires, aux ornements empruntés à l’art nouveau ne sont pas sans évoquer les fleurs organiques d’une Georgia O’Keefe. Des fleurs qui sont des vulves, des jardins qui font architecture, des rêves qui fonctionnent comme des extensions du réel. Car c’est finalement ici le sujet, ce qui surprend et interroge : ce temps échoue à s’écouler simultanément dans le réel et dans le rêve. Le songe est arrêté, mis en pause, il est une image sans mouvement, sans promesse. Et là où le rêve ne fait plus que transpirer les frustrations du réel, lorsqu’il n’est plus réconfort, ni terrain absolu de liberté mais incarnation d’un contrôle maniaque et systémique, un verre renversé sur la table raconte l’urgence qu’il y a à saccager, à subvertir l’ordonné.
Echos de 1934... Un médecin de 45 ans, « Je vis au fond de la mer pour demeurer invisible après l'ouverture publique des appartements. » Une écolière : « On me rend tous mes devoirs, tous mes bulletins avec la mention "très bien mais insatisfaisant parce qu'hostile à l'état."» Un jeune homme : « Je rêve que je ne rêve plus que de carrés de cercles, d'octogones qui ressemblent tous à des gâteaux de Noël, parce qu'il est interdit de rêver. » Déjà amorcée lors de son exposition monographique au Centre Culturel Suisse (Le collectionneur, 2012), une nouvelle série d'œuvres sur papier (crayon et crayon lithographique sur papier, chacune 30 x 42 cm) poursuit la représentation de témoignages de rêves sous l'occupation. Plus emportées, les lignes sont vives et les noirs très profonds, comme gribouillés, raturés. Le geste est frénétique, à l'image des sentiments confus qui travaillent qui pense vraiment ces états de surveillance et d'oppression.
Une série de dessins en mosaïques, Les résistantes, (crayon et crayons de couleur sur papier, chacun 45 cm de diamètre) poursuivent un vocabulaire que l’artiste amorçait lors de sa résidence à la Menil Collection (Houston, USA, 2023-2024). Hilde Meisel alias Hilda Monte, Jeanine Morisse-Messerli, Libertas Schulze-Boysen, Simone Michel-Lévy, Liselotte Herrmann, Sophie Scholl : ces six femmes françaises et allemandes ont en commun d’avoir perdu la vie dans l’exercice de leur activité de résistantes durant la seconde guerre mondiale. Leurs portraits minutieux ne s’apprécient que de très près et dans cette exigence de l’artiste à provoquer une proximité physique du spectateur avec ces visages, se devine une affection sincère teintée d’un profond respect et d’une immense admiration. Des mandalas élaborés aux couleurs vives entourent ces figures. Ici, on ferait fausse route à penser leur rôle exclusivement ornemental. Bien entendu, les arabesques chamarrées participent à rendre belles des images rudes, mais ceci étant dit, la vocation d’un tel exercice est plutôt pour Bauer, à les installer dans une temporalité élastique : celle de la réalisation d’abord, qui se trouve lente, répétitive, quasi méditative ; celle allégorique ensuite, du soin apporté à ces images prompt à réactiver leur souvenir ; celle enfin de leur contemplation calme. Ainsi magnifiées, le spectateur résilient, passe plus de temps près de ces icônes garantissant que de tels combats ne soient pas dévorés par une mémoire oublieuse.
Inspirées par le film L’ambassade (Chris Marker, 1973), une série d’aubes en trois peintures à l’huile sur panneaux de bois (dont deux triptyques 180 x 460 cm et 140 x 70 cm) réforme l’une des salles de la galerie. Le court métrage se déroule en huis-clos à l’issue d’un coup d’état. Brouillant les frontières entre le documentaire et la fiction, le quotidien de réfugiés politiques et du couple d’ambassadeurs qui les accueillent sont le nerf de l’initiative du réalisateur. Sa voix off confie « le passé c’est comme l’étranger, ce n’est pas une question de distance, c’est le passage d’une frontière ». Cette citation est complètement à propos lorsque l’on se penche sur la carrière de Bauer dont les propositions ne se comprennent qu’à la lumière d’influences et d’inspirations plurielles. Puisant parmi une histoire culturelle, sociale et politique, ses œuvres s’appréhendent tout à la fois isolément, au sein d’ensembles plus vastes et en tissant des liens mouvants et surprenants qui exigent de collecter parmi les souvenirs tragiques du passé pour guetter les signes de menaces bien réelles. Les dernières images du film découvrent un panorama de Paris transporté par l’artiste sur deux panneaux aux lignes baroques similaires à ceux de Cy Twombly que Bauer découvre à la Menil Collection (Houston, USA). Le plan, assez éteint dans le film de Chris Maker, se pare de couleurs éclatantes dans les œuvres de Bauer. Aube Jour 1, Paris et Aube Jour 7, Paris ouvrent et closent cet ensemble. L’horizon, certes flou, comme regardé à travers une vitre embuée, s’allonge sur un ciel tellement chaud qu’il en a l’air incendié. Les couleurs, laquées et profondes, brossées ou fluides, toutes en transparence, confèrent à cette vision une dimension apocalyptique et sidérante de beauté. Comme si, ce ciel, infiniment vaste, contemplé systématiquement, chaque jour d’une même semaine, aux heures entre chien et loup, charriait secrètement tous les possibles.
Marc Bauer a étudié à l'École supérieure d'arts visuels de Genève et à la Rijksakademie van beeldende kunsten d'Amsterdam. Son travail a été présenté lors de nombreuses expositions personnelles, notamment à la Menil Collection (USA, 2023-2024), à la Berlinische Galerie (Allemagne), à l'Istituto Svizzero (Italie), au Drawing Room (UK), au Kunstmuseum St. Gallen, au Centre Culturel Suisse (France, 2012) ainsi que dans plusieurs FRAC (France). Parmi ses expositions collectives, citons la Kunsthalle Zürich (2023), la 21e Biennale de Sydney (2018), le Centre Pompidou Paris (2017) et le Migros Museum für Gegenwartskunst à Zurich (2016). Il est le lauréat des prestigieux Prix Meret Oppenheim 2020 et GASAG 2020. Marc Bauer est également enseignant permanent à la Haute École des Arts de Zurich, ZHDK, (Suisse).
À propos de la galerie : La Galerie Peter Kilchmann est fondée en 1992 par Peter Kilchmann dans le quartier émergent de ZürichOuest, en Suisse. Entre 1996 et 2010, elle s’impose parmi les galeries à la renommée internationale, représentant des artistes originaires de Suisse, des États-Unis ainsi que de divers pays européens et latino-américains. La galerie se distingue par des expositions interrogeant les récits établis et mettant l’accent sur des perspectives critiques et non occidentales.
En 2011, elle emménage dans un espace plus vaste au 21 Zahnradstrasse, dans le quartier Maag de Zürich-Ouest. En 2021, l’ouverture d’un deuxième espace au 33 Rämistrasse, en plein cœur de Zurich, près du Kunsthaus, marque une nouvelle étape de son expansion. L’inauguration d’un espace dans le quartier parisien du Marais, en octobre 2022, représente le dernier chapitre de son développement continu.