Du 6 février au 16 mars prochains, la galerie Cortex Athletico-Paris présente une exposition exceptionnelle qui réunit, pour la première fois en France, un ensemble d’oeuvres des différentes périodes clés de la carrière de l’artiste uruguayen Luis Camnitzer. Prenant le rapport complexe entre image et texte comme fil conducteur, l’exposition emprunte son titre au geste à la fois subversif et saugrenu de Simón Rodríguez, qui au début du XIXe siècle avait baptisé ses trois enfants avec des noms de légumes et non de saints comme le voulait la coutume.
Principalement reconnu en tant que mentor du «libérateur» d’Amérique Latine Simón Bolívar, Simón Rodríguez fut, tout comme Luis Camnitzer, très engagé dans le domaine de la politique et de la pédagogie. Rodríguez (1769-1854) fut un éducateur et philosophe utopiste qui, à travers une série de publications, élabora une théorie de la pédagogie qui demeure encore à ce jour révolutionnaire. En 1797, il fut obligé de quitter le Venezuela pour des raisons politiques, menant pendant vingt-sept ans une vie d’émigré avant de rentrer en Amérique Latine, en qualité de «Directeur de Pédagogie, Science et Culture», au sein de la République Bolivienne.
Fort concerné par l’éducation et l’apprentissage dans l’art, Luis Camnitzer occupe, quant à lui, le rôle de conseiller pédagogique à différentes reprises. Né d’une famille juive à Lübeck en 1937, il passe son enfance à Montevideo, pour ensuite émigrer à New York à l’âge de 27 ans, ville où il réside toujours aujourd’hui. Cinq décennies durant, depuis la fin des années 1950, Camnitzer exerce à la fois en tant qu’artiste, essayiste, pédagogue, professeur, commissaire d’exposition, théoricien et critique d’art. Luis Camnitzer affirme que son intérêt pour Simón Rodríguez est à la fois pédagogique et politique. S’il se tourne volontiers vers des référents européens tels que Magritte ou Mallarmé dans sa pratique, Camnitzer insiste davantage sur l’importance de Simón Rodríguez comme figure tutélaire dans l’historicisation du conceptualisme en Amérique Latine. «Rodríguez m’a permis de saisir que je venais d’une généalogie distincte, une qui m’aidait à comprendre Magritte et Mallarmé, sans pour autant dépendre d’eux»,1 exprime-t-il.
La disposition visuelle des textes de Rodríguez est d’ailleurs revendiquée par Camnitzer comme un prototype d’oeuvre d’art conceptuelle, anticipant ainsi les poèmes graphiques d’un Mallarmé. Comme Camnitzer, Rodríguez était concerné par le processus d’érosion d’information opéré à travers la communication. « Simon Rodriguez s’intéressait à comment communiquer sans qu’il y ait une perte d’information. Il schématisait ses pensées avec un graphisme qui lui permettait de préciser son message, » nous explique Camnitzer.
Allant des impressions sur papier réalisées avec les moyens du bord à partir des années 1960 avec le « New York Graphic Workshop », jusqu’aux oeuvres en volume des dernières années, l’exposition retrace le parcours historique de Luis Camnitzer en explorant la manière dont son travail a sans cesse abordé cette question si chère à l’art conceptuel du lien entre art et langage.
Chez Camnitzer, les mots et les choses nous sont mis à disposition pour démystifier et reconfigurer librement le monde qui nous entoure. Avec des oeuvres comme Envelope (1967) et la série intitulée Dictionary (1969-1970), l’artiste multiplie, non sans humour, les combinaisons possibles reliant signe graphique et vocable. Ainsi, un pictogramme circulaire englobe aussi bien un cylindre, qu’un zéro, une circonférence, une coupole ou un ballon. « J’ai découvert qu’une description écrite d’une situation visuelle était aussi efficace qu’une image, si ce n’est plus », écrit-il. Renvoyant inéluctablement aux jeux de libre association entre image et langage chez René Magritte, du célèbre tableau Ceci n’est pas une pipe au texte illustré Les Mots et les images (1929) entre autres, Camnitzer poursuit la subversion du rapport arbitraire entre signifiant et signifié.
Au départ, la gravure comme choix de médium représentait pour Camnitzer une volonté politique de démocratisation de l’art par l’édition. Provocateur dans l’âme, il s’attaque fréquemment aux valeurs dictées par le marché de l’art, en vendant par exemple sa propre signature par centimètres ou par tranches ou encore son autoportrait réalisé mécaniquement à l’aide d’un ventilateur. La technique de photogravure permet à Camnitzer de relier image et texte au même niveau, assimilant dans son vocabulaire des représentations d’oppression, de torture et de violence propres à la situation politique de l’époque, notamment en Amérique Latine. La dimension politique, si caractéristique de son travail, est d’autant plus efficace qu’elle n’est que suggérée.
Comme résume si bien l’artiste: «Le langage m'intéresse comme moyen mais aussi comme modèle. Je m'intéressais à l'immutabilité de la nomenclature: pourquoi les choses ont-elles des noms prescrits qui s’y substituent et occultent ainsi une certaine réalité avec une couche de littérature? Je sais bien qu’il existe des raisons pratiques, mais cette spéculation m’a plu… En 1978, j'ai combiné de manière arbitraire vingt petits objets trouvés avec vingt titres notés au préalable sur des morceaux de papier. J'ai proposé du chaos et le public a utilisé son propre pouvoir de symbolisation pour recréer un ordre narratif, m’accusant alors ironiquement de l'avoir imposé moi-même. Cette pièce fut importante pour moi car elle m’a permis de découvrir le pouvoir de l’évocation.»
The exhibition is curated by Florencia Chernajovsky.