Du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines [der Trümmerhaufen] devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.
L’Ange de l’Histoire, Walter Benjamin
Il est un mot en français qui convient parfaitement pour dire cet état de stupeur qui peut nous saisir brutalement face à l’impensable, face à ce qui est au-delà de notre imagination. Ce mot est celui de sidération. Nous pourrions définir l’état de sidération comme ce moment où le langage ne parvient plus à exprimer notre état, ou, pour le dire autrement, cet instant où notre conscience vacille face à l’indicible. Les mots n’existent pas encore pour dire le vertige face à certaines tragédies. J’incline à penser que la sidération est au-delà de ce vertige intellectuel qui peut vous saisir face aux questions métaphysiques. L’équivalent anglais de sidération serait le mot shock, mais celui-ci n’a pas toute l’étendue polysémique du mot sidération.
Quand la Peste Noire a frappé le cœur de l’Europe médiévale au 14ème siècle, le seul remède connu se résumait à la fameuse locution latine « Cito, longe fugeas, tarde redeas », ou par métonymie « Cito, Longe, Tarde » et par acronyme C.L.T., que l’on peut traduire par « Fuis vite, loin, et reviens tard ». Mais à la locution « Cito, Longe, Tarde » s’est substituée une autre qui pourrait être « Confine-toi longtemps ». Il n’y a plus une seule région du monde qui ne soit épargnée par le Covid-19 et c’est ainsi que nous avons vu le monde se figer et le mot confinement s’imposer dans le vocabulaire quotidien. C’est au confinement et à ses conséquences que Radenko Milak s’est dès les premiers jours intéressé notamment dans ce qu’il produisait comme images saisissantes et inédites d’un monde à l’arrêt forcé. Toutes ces images étaient impensables il y a encore quelques mois, aujourd’hui, chacune d’entre elles, contribue à prendre la mesure de la démesure de l’événement.
Cet ensemble d’aquarelles sont toutes issues de recherches minutieuses et systématiques menées à travers le flux immédiat et constant de l’information digitalisée. A l’instar de ces séries mémorielles et historiques telles que 365 – Image of Time ou encore University of Disaster, avec cette série du confinement, Radenko Milak documente et organise esthétiquement l’événement, mais, là il fait du point de vue de ce qui est inédit par son ampleur et sa soudaineté, sa nouveauté, le confinement. A voir ces images, nous sommes saisis d’un vertige, sommes-nous réellement les contemporains de cet événement ? Il y a une dimension quasi fictionnelle ou rêvée de l’événement dont chacune des images choisies par l’artiste renforce un sentiment d’étrangeté. S’il n’était nos propres quotidiens bouleversés à des degrés divers par le confinement, nous pourrions comprendre le récit de la pandémie comme une fiction digne d’un film catastrophe sorti tout droit d’un cerveau malade. Un microorganisme, dont les spécialistes se disputent toujours quant au fait de savoir s’il est vivant ou non, aura créé les conditions uniques d’un arrêt brutal de la marche forcée de l’économie mondialisée. Nous savons peu de choses sur ce micro-organisme, si ce n’est qu’il est un symptôme du progrès dans le sens où l’emploie Walter Benjamin, à savoir une tempête, certains n’hésitent pas à qualifier le Covid-19 de maladie de l’anthropocène.
Dans la diversité des œuvres présentées ici, il y a un récit qui se dessine, le récit d’un monde qui se vit comme une totalité et dans le même temps irrémédiablement divisé, morcelé, fragmenté. Le récit du confinement est le récit d’une catastrophe qui était contenue dans toutes celles qui la précèdent. Radenko Milak a voyagé dans toutes les régions du monde, il nous donne à voir une vie sociale bouleversée dans ses aspects les plus intimes, des paysages urbains désertés de toute présence, des églises et lieux saints vidés de leur sens, des hôpitaux et des morgues en surrégime, des lieux de culture fermés, des aéroports et des gares sans départ possible, mais, il donne à voir la douce et amère absurdité d’un quotidien bouleversé dans ses aspects les plus prosaïques. Avec ce récit par les images, notre compréhension de ce qui nous entoure se fait plus vivace, nous percevons la violence et le cynisme du monde, la continuité des inégalités, des injustices à l’acmé du naufrage.
Nous prenons la mesure de la démesure et nous sommes inquiets. Mais cette inquiétude doit être au cœur de notre action pour s’extraire de la tempête.
(Christopher Yggdre, 2020)