Cette nouvelle exposition d’Iván Argote à la galerie Perrotin est conçue comme un essai composé de sculptures, textes, photographies, dessins et films au travers desquels l’artiste propose une discussion à la fois poétique, sociologique et politique sur notre rapport à l’histoire et notre rapport à l’autre.
La stratégie d’Argote pour nous amener à cette réflexion est de nous transporter dans deux villes qui se trouvent être à l’exact opposé l’une de l’autre : Neiva en Colombie et Palembang en Indonésie. Les antipodes parfaits constituent une relation géographique rare qui concerne six paires de villes dans le monde. L’artiste en a produit un film (« As far as we could get ») qui tisse des liens entre ces deux lieux et leurs habitants, en faisant émerger une parole qui, à la fois avec douceur et fermeté, émet des critiques envers les récits historiques hégémoniques. Décentraliser la parole et le regard sont les axes autour desquels gravite ce film.
Le film apparaît et disparaît dans l’espace d’exposition au fil des chapitres, jouant avec l’éclairage. Dans la même salle une installation massive recouvre le sol de la galerie (« About a place »). Des dizaines de dalles de béton rose, réalisées une à une à l’atelier de l’artiste, sont gravées avec des textes qui constituent des poèmes et des réflexions. Ces dalles questionnent le statut du lieu où elles se déploient, de façon à la fois intime, éthique et politique. Elles font face à la complexité contradictoire, d’un contexte comme celui d’un espace d’exposition, ou plus généralement d’une position géographique dans le monde. Notre relation au contexte a un sens que nous pouvons modeler, critiquer et débattre.
Argote utilise également l’axe des antipodes pour introduire une réflexion sur le regard que nous portons sur l’autre. Il fouille dans l’Histoire (« Setting up a system ») afin de retrouver l’origine du concept d’antipode : notion scientifique créée par les premiers géographes grecs vers 300 av. J.C. qui signifie étymologiquement “avec les pieds opposés”. Cette idée s’est transformée avec les siècles, laissant apparaître différentes notions du concept lui-même. Argote nous dévoile des icônes (« L’idée de l’autre ») provenant de « La Chronique de Nuremberg », importante encyclopédie publiée en 1493, dans laquelle les habitants des antipodes sont représentés avec des déformations, parfois littéralement avec les pieds inversés. Ces icônes sont confrontées à des photographies prises dans les deux villes citées précédemment – sur lesquelles interviennent des dessins et annotations – représentant des objets et situations qui oscillent entre le banal, l’exceptionnel et le bizarre.
Dans « Fièrement différents », Argote met en scène des petits personnages en bronze aux pieds inversés qui nous regardent avec défiance et humour et nous accompagnent tout au long de l’exposition. L’image déformée de l’autre telle qu’elle était projetée au Moyen-Âge bascule ici vers une représentation à la fois plaisante et fière. La question du rapport à l’autre est centrale dans le travail d’Argote, depuis ses premières œuvres où il crée des interventions et interactions avec les passants dans la rue ou les transports en commun, jusque dans des installations publiques récentes comme « The other, me and the others », une balançoire géante qui bascule selon la position et le nombre de visiteurs.
Dans la série « Skin », sur différentes strates de ciment, des slogans, entrecoupés, créent un contact entre notions corporelles et réflexions politiques, presque dans un sens érotique. Argote y évoque la tendresse, le corps et le contact comme outil de réflexion, thématique également explorée dans des installations publiques au Cameroun (« Oui ma vie »), ou dans des campagnes d’affichage sauvage en Colombie, au Brésil et au Mexique (« Somos Tiernos ») et dernièrement à Paris (« Tendresse Radicale »).
Trois petites photographies datées de 1973 (dont la couleur a viré au violet), sorties d’un album de famille personnel sont disséminées dans la galerie. Nous y voyons des enfants qui manifestent, accompagnés du père de l’artiste qui à l’époque, tout en étant professeur d’école primaire, les formait à la révolte. Ces photographies ont inspiré de nombreux ateliers qu’Argote réalise depuis 2011 dans des écoles et institutions d’art, mais sont aussi le point de départ d’une recherche sur l’histoire de la compagnie Kodak.
Cette recherche a donné naissance au film en 16mm « Reddishblue Memories », réalisé en Colombie dans lequel, dans un cadre intimiste, Argote filme ses parents, des militants toujours actifs politiquement. Tel un personnage, une de ces photographies s’exprime à la première personne. Cette photo raconte des histoires sur l’engagement des parents de l’artiste et, en parallèle, sur la charge idéologique qui poussa la compagnie Kodak à modifier le système de développement de ses photographies pendant la guerre froide.
Ce film, produit en partie en Ukraine dans le cadre d’une exposition, entrelace deux voix, l’une en espagnol, l’autre en ukrainien. Ces voix nous parlent de couleurs, d’engagement et de confrontations idéologiques tout en gardant un ton affectueux. Nous allons dans l’intimité de la mémoire familiale et sentimentale, pour repartir sur des questions d’ordre historiques et politiques, avec profondeur et humour parfois. Ce cycle récurent que propose le travail d’Argote nous inclut comme des entités sensibles, affectives et politiques dans des questionnements sur notre rapport à l’autre, au temps et aux lieux.