Opera Gallery est heureux de présenter la série monumentale « The Flesh To The Frame » (La chair sur le cadre) de David Kim Whittaker. La première partie « The Primal Vortex of Us » (Notre tourbillon primitif) sera exposée à Opera Gallery à Londres suivie immédiatement de la seconde partie « In The Existence » (Dans l’existence) à Opera Gallery Paris.
David Kim Whittaker -l’un des artistes les plus remarquables et intrigants de sa générationperpétue et revisite de manière intuitive la tradition établie par les maîtres britanniques que furent Francis Bacon, Paul Nash et Graham Sutherland. Les deux expositions rassemblent le plus important corpus d’œuvres de l’artiste présenté à ce jour. Ces toiles complexes jouent souvent avec la dualité entre des états de calme et de conflits, tant intérieurs qu’extérieurs. Elles offrent une vision fugitive de la force et de la fragilité, de la paix et de la discorde, du conscient et de l’inconscient, du masculin et du féminin, au travers d’espaces structurés où s’exprime la gestuelle physique et souvent brutale du peintre.
Cette omniprésence des conflits est aussi exacerbée par la dysphorie de genre de Whittaker, les tiraillements que cela engendre en lui, ainsi que sa tentative d’exprimer au travers de la peinture quelque chose de plus grand que soi. Il en résulte un portrait de l’humanité aujourd’hui, un portrait qui souligne la fracture entre la nature utopienne et dystopienne de l’époque dans laquelle nous vivons.
Comment percevons-nous le monde ? Comment distinguons-nous ce qui est réel ? Pour René Descartes (1596-1650) la réponse était simple : à travers l’esprit. Il pensait que bien que nous soyons des êtres incarnés dotés de sens, capables de goûter, de voir, de sentir, de toucher, d’écouter et d’éprouver des émotions, ceux-ci peuvent nous tromper. En fin de compte, ce n’est que notre esprit ou notre conscience qui nous permet de savoir que nous avons un corps et qui est capable de vérifier ces ressentis et de juger de leur véracité. « Je pense donc je suis » est devenu la pierre angulaire de ce monde cartésien dans lequel l’esprit et le corps sont perçus comme des entités séparées, distinctes habitant le même espace. Pourtant, après Descartes les philosophes n’abandonnèrent pas le corps. Pour les phénoménologistes comme Maurice MerleauPonty, ce dualisme est trop radical. Nous pouvons penser, mais nos pensées sont le fruit de notre expérience sensorielle et ne pas tenir compte de cet état de fait revient à ne pas tenir compte d’une incarnation à laquelle nous ne pouvons pas échapper.
Les peintures brutes, viscérales et hautement élaborées de David Kim Whittaker nous entraînent au cœur de ce questionnement sur la réalité; l’esprit et l’incarnation. Des toiles emplies de volutes à la fois physiques et abstraites sont apparemment traversées par des instants de clarté: des descriptions précises et réalistes de personnes et de paysages, peintes à l’acrylique utilisé ici comme de l’aquarelle, ou réalisées sous forme de collages photographiques appliqués directement sur le panneau ou la toile. Ces images sont le point de départ des compositions de David Kim: des souvenirs, des rêves, des moments de beauté naturelle, ou des images de l’horreur humaine. Elles proviennent de multiples sources: journaux, peintures et expériences personnelles de l’artiste, accumulées, se chevauchant et s’occultant à l’instar des coupures de presse, cartes postales et reproductions qui jonchent chaque centimètre carré de son l’atelier.
Au centre de chaque toile ces portraits de l’esprit donnent à voir toute une série désordonnée de pensées, d’idées, de rêveries, de mots et de souvenirs, dégringolant les uns sur les autres, se confondant pour former de nouvelles réalités. Parfois, David Kim recrée un fragment d’un paysage célèbre en l’inscrivant dans un simple « cadre » ovale, rappelant que notre image de la réalité est toujours construite et façonnée par notre esprit, et que c’est lui qui décide ce sur quoi se concentrer. Parfois l’artiste regroupe plusieurs de ces cadres, les faisant se chevaucher de sorte que ceux en arrière-plan ne laissent deviner qu’un fragment de ce qu’ils contiennent. Dans ces espaces à demi-cachés, presque invisibles, nous retrouvons le souvenir d’un lieu désiré mais demeurant inatteignable. Au milieu de ces espaces peints avec délicatesse, des mots et des formes apparaissent et disparaissent, certains recréés avec une précision photographique, d’autres à moitié dissimulés comme s’ils avaient été tirés de recoins obscurs du subconscient, révélant l’illusion que la pensée est toujours claire et le souvenir intact, et dévoilant ainsi leur nature subjective et inextricable.
Autour de ces compositions centrées aux couleurs diluées, David Kim applique la peinture à l’huile avec une vitesse et une vitalité proche de la brutalité. Des empâtements de couleurs mélangées tourbillonnent en nuages changeants formant ainsi des corps et des paysages évanescents où le toucher, le goût, l’odorat, la vue et l’ouïe sont évoqués par la réalité physique du geste du peintre. Si David Kim utilise l’acrylique dilué pour saisir les impressions fugitives de l’esprit quand celui-ci se lance pour étudier, filtrer, former et construire le monde, l’huile, en revanche, lui permet d’exprimer l’engagement sensoriel du corps dans son environnement.
Chef d’œuvre du cinéma muet, Metropolis de Fritz Lang (1927) porte également sur le dualisme entre le corps et l’esprit. Le film dépeint une ville à deux niveaux où l’élite dirigeante vit dans un royaume supérieur idyllique tandis que les ouvriers travaillent aveuglément sous terre. Dans la scène finale, Freder, le fils de Fredersen, le maître intellectuel de la ville, tend la main pour unir son père à Groth, le contremaître des ouvriers. En unissant les deux anciens opposants, le corps de Freder forme une croix et une légende apparaît disant: « Le cœur doit être le médiateur entre le cerveau et la main. »
Le thème de la crucifixion apparaît aussi dans l’œuvre de David Kim. Elle s’exprime parfois par une couronne d’épines, dépeinte dans son ensemble, ou seulement par deux ou trois épines émergeant de l’arrière-plan. Parfois la crucifixion apparaît sous la forme d’une masse corporelle abstraite prenant la forme d’une croix. Pour David Kim, la vie est souvent une série de crucifixions quotidiennes : une lutte équilibrée entre les réalités parfois dures de l’existence physique et les dimensions plus éthérées et métaphysiques qui nous permettent de la transcender. Cette lutte, c’est ce qui transparaît dans ses toiles où des paysages sublimes et des idylles pastorales bucoliques se confondent avec des exorcismes, des soldats et des victimes de la guerre et de la famine. Comme Freder dans Metropolis, David Kim unit les mondes du corps et de l’esprit par le biais des sentiments qu’il exprime dans ses tableaux. La compassion, la bienveillance et l’amour saisis dans des couleurs vives et des traits de pinceaux tout droit issus du cœur, nous rappelant que quel que soit notre engagement physique et mental avec le monde, nous devons le « sentir » émotionnellement pour en faire vraiment partie.
Richard Davey est un auteur de réputation internationale, conservateur et membre de l'Association internationale des critiques d'art. Il a écrit des ouvrages sur Tess Jaray RA et Anthony Whishaw RA. Ses catalogues d’exposition sont consacrés à Anselm Kiefer (Royal Academy 2014) et aux expositions d’été 2015, 2016 et 2017 de la Royal Academy. Il a fait partie du jury du John Moores Painting Prize 2016.
La tête est un portrait en perpétuel changement. Je me souviens étant enfant mettre le maquillage de ma mère et voir dans la glace une petite fille me regarder. Quelque chose de fort s’est ancré en moi jusqu’à l’âge adulte: c’est que nous n’avons pas à être ce que nous sommes à la naissance. Tout est là dans le visage. C’est la première chose avec laquelle nous entrons en contact dans la rue. La tête est une fleur sur une tige humaine qui affronte le monde dans un champ de chaos et de hasard. Être et paraître – vivre l’expérience. Remplir le théâtre de l’esprit, le grand cinéma de la tête. Nous sommes quelque chose de fort. Romantique et déchiré par la guerre.
Mon œuvre est profondément imprégnée des événements qui se produisent dans le monde et qui nourrissent mon regard, pénètrent mon esprit, remplissent mon cœur et s’abreuvent de mon sang. La vie est complexe et sa nature insaisissable. Dans mon atelier, je cherche ce poème non publié qui s’envole comme une vieille feuille de papier que personne n’a lue, dans une voie sans issue et déserte. Je tente de trouver ce moment dans une œuvre où l’on va chercher le spectateur et le figer dans un instant d’émotion véritable. Je vois les choses de façon viscérale, en ôtant les couches superflues. Adolescent, je me revois avec mes amis dans une boîte de nuit grisâtre où dégoulinait la bière. Mes camarades étaient prompts à déshabiller du regard le sexe opposé. Pour moi, tout était confus, un troupeau en mouvement et des couleurs au milieu desquels je tentais d’apercevoir le bon numéro. Que dire ? Quelques années plus tard, je me revois à un arrêt de bus. Des gens faisaient la queue dans le froid matinal, puis j’ai commencé à enlever mentalement les couches recouvrant leurs formes. J’ai continué à déconstruire. Dans la bruine, leur chair ressemblait à de la viande dans la chambre froide d’une boucherie. Plus tard ce même jour, j’ai peint une toile à l’atelier que j’ai appelée Street Meat. Cela m’a vraiment fait prendre conscience que la chair, la matière, est un collage de centaines de couleurs et de tons riches et beaux. Avec quelle facilité on peut briser cette surface ! C’est la fragilité de l’humanité. L’été dernier, alors que je revenais à pied chez moi, j’ai remarqué une jeune femme à vélo au milieu de la circulation, et à nouveau j’ai commencé à voir au travers de son enveloppe.
La mécanique intérieure, les muscles luisants, les poumons en action, le battement du cœur, le sang affluant au cerveau, une synchronisation parfaite. C’était une vision confuse mais étrangement belle. La réalité de la vie. Je l’ai observée disparaître dans le tohu-bohu des pubs, des feux de signalisation et des salles de jeux. Plus récemment, à l’aéroport Charles de Gaulle de Paris, j’étais près de la baie vitrée à l’abri dans le terminal, à regarder un énorme avion rouler vers la piste de décollage. Tout en observant j’ai commencé à révéler l’intérieur du fuselage. J’ai vu les trois cents âmes à bord, j’ai enlevé les tissus, l’ensemble se fondant à l’unisson. La vie. Bien sûr, ces visions sont éprouvantes, mais c’est ainsi que fonctionne parfois mon esprit, ce qui me permet de voyager au plus profond des choses pour y saisir ce qu’il y saisir ce qu’il y a de conflictuel dans la fragilité et la complexité de l’existence. D’une certaine façon, c’est ainsi que je me retrouve dans ces figures de proue qui hantent mes toiles. Construire, déconstruire et reconstruire - un événement en cours.
Cela demande du temps pour vraiment comprendre la vie, mais il faut d’abord la chercher – quel que soit l’endroit où ce voyage conduit. J’avais une trentaine d’années quand je me suis rendu dans les sous-sols d’un club fétichiste de Brixton. Une jeune femme était suspendue par des crochets attachés à son corps. Sa superbe chair était transpercée et épinglée à un point fixe. Violent et inéluctable. Je me souviens du silence révérencieux et palpable du lieu. Bien sûr, nous sommes tous attachés métaphoriquement à un cadre, le préétabli qui nous protège tout en nous emprisonnant. Le cadre intime de la famille et le cadre plus large de la société. Le cadre de notre fenêtre sur l’existence elle-même. Nous sommes des moments transcendants vêtus de chair, sur l’autel de nos péchés.
Parfois ce qui passe à travers le regard, filtré et modifié par l’esprit, devient effrayant. Pensons simplement à ce qui peut se passer là-bas dans le grand vide. Des choses que l’œil humain ne verra jamais et que l’esprit ne pourra jamais envisager. Pourtant notre seule demeure est ici, et nous devrions mieux la respecter. Il suffit d’enlever quelques couches pour apercevoir le terrifiant sourire au beau.