Cela commence avec le peigne qui a strié de ses dents la chevelure mouillée, graissée par le gel, qui s’agglutine sur le manche en bois comme une bave gluante, comme une écume épaisse. C’est en trop, inutile, et ça s’écoule du corps par ses extrémités inertes, chassé par le balayage à la fois ferme et délicat de la main.
Devant cette image, qui accompagne la première exposition personnelle de Tiziana La Melia à la galerie anne barrault, une question, parmi une constellation d’autres possibles : où vont les excédents cosmétiques lorsqu’ils prennent congés des êtres ? En rêvassant, je me laisse croire que certains s’esquivent en nuages, en masses gazeuses intoxicant l’air de précautions évaporées, abandonnant la chair à sa vulgaire solitude. Que d’autres, récalcitrants et visqueux, doivent se mêler à l’eau, à la crasse et à une chaîne encore plus grande de résidus chimiques et biologiques, pour coloniser les sous-sols de flaques irisées, de souvenirs d’épidermes frottés, grattés, purgés. Les insectes, les oiseaux et les rats, traversant ces nappes, se laissent-ils troubler par leurs effluves ? Usent-ils, eux aussi, d’artifices pour se rendre plus désirables ?
Autant vous prévenir, à ces questions plus haut, je ne cherche pas de réponses claires ou définitives. Je me satisferai de celles qui me conduiront le plus loin dans l’épaisseur de ce qui m’est donné à voir, ou à lire. Car de la même manière, une seconde accroche, textuelle par le biais du titre de l’exposition, souffle une nouvelle piste : « Broom Emotion ». On s’imagine ces mots prononcés par une voix chaude et pénétrante, à la toute fin d’un spot publicitaire enfiévré dont les derniers plans montreraient, devant le panorama nocturne d’un ciel de pleine lune, passer l’ombre d’un corps porté par un balais volant. Souvenirs de sorcières, d’odyssées de femmes solitaires observant le monde depuis leur perspective aérienne, ce dernier écho fait apparaître une assemblée supplémentaire de personnages, et avec elle tout un imaginaire infusant dans le hors-champ de l’exposition.
Si l’on peut voir dans ces images qui nous escortent un certain goût pour les assemblages sémantiques, il faut alors dire que Tiziana est également poète et que la poésie – qui chez elle ne semble pas s’exercer avant toute chose mais pour le moins, en même temps que chaque autre – agit au cœur de son travail tel un levier déstabilisant la rationalité, enclenchant des récits possibles déterminés par d’autres formes de pouvoir. La trajectoire poétique que Tiziana emprunte parcourt des territoires aussi variés que les activités quotidiennes et domestiques, les relations sociales, la littérature, le cinéma, l’art ou les rêves. Elle ne se fixe sur aucun médium en particulier, jouissant des opportunités offertes par l’image (fixe ou en mouvement), le dessin, la peinture, la sculpture ou la performance pour incarner les différents aspects des relations qui l’unissent à son environnement matériel et symbolique. L’écriture, dans un processus libérant d’une part le caractère autofictionnel de ce travail et, d’autre part, en permettant de faire éclore des potentialités nouvelles à la détermination des choses, apparaît quant à elle comme le cadre architectural portant l’ensemble de cet édifice créatif.
Surtout, à travers ces collages plus ou moins abrupts d’images, de formes et de matières, et par le biais de ces ébauches narratives s’articulant dans son travail, Tiziana fait émerger des scènes. Entre les murs de la galerie anne barrault, apprêtés comme la surface d’une toile dont nous arpenterions l’espace intérieur, les pièces dialoguent sur fond d’allusions pastorales : les ballots de foin envahissent l’espace, maquillant l’air d’un agréable parfum ; du sable se répand au sol et jusque sur les peintures, comme finirait par se propager la poussière dans une vieille grange ; des coquilles d’œufs brisées, d’un format tel qu’on se demande bien quelle volaille aurait pu les pondre, attendent ça et là d’être investies par d’autres présences. Il y a là comme le décor d’une fable ou d’un conte dont les paroles manquantes laisseraient aux objets le soin de prendre le relais du récit, de nourrir les évocations de sens et d’entretenir, par ce biais, une tradition folklorique dont la mémoire se perd. Des histoires de sorcellerie, de basse-cour, de cérémonies païennes aux rites oubliés se mêlent à la touche vaporeuse et si particulière de Tiziana, au burlesque qui émane de son trait, à ce kitsch discret et sans âge dont elle prend soin d’opérer l’agencement.
D’aucuns diront donc que derrière ces figurations stylisées et ces abstractions bigarrées, une certaine forme de mauvais-goût s’échappe. Pour ma part, je vois dans ces effets de saturations, dans ces rapprochements disjonctifs qui chargent les choses de pouvoirs ambigus, une manière particulière d’affecter les formes, de leur faire porter une empreinte affirmant la relation intime, presque organique, qui les unit à leur auteur. Il y a dans l’œuvre de Tiziana quelque chose qui, farouchement, résiste et ne saurait se résoudre à livrer les secrets présidant à son apparition. Par-dessus tout, dans ce caractère de retrait, je vois ce qui pourrait bien être l’alibi d’une attitude récalcitrante aux modèles dominants, un moyen de se soustraire aux forces d’attractions ayant cours dans l’art comme ailleurs. À l’image du gel dégoulinant sur le peigne et condamné à l’inutilité, l’exposition de Tiziana La Melia produira des phénomènes de fuite, libérant pour un temps l’attention des regardeurs de toutes productions serviles.