Riche et complexe, l’œuvre de Cy Twombly (décédé en 2011) s’est étendue sur une soixantaine d’année sans jamais rien céder de sa force, même dans les dernières années de la carrière de l’artiste. Son parcours est l’un des plus féconds de l’histoire de l’art récente. Il relie la culture américaine de l’après-guerre, dominée sur le plan artistique par l’expressionnisme abstrait, et la culture méditerranéenne que Cy Twombly découvre encore jeune et qu’il fait sienne. L’artiste restera très proche de son univers natal, le sud des États-Unis, une région plus connue en Europe pour sa littérature, avec William Faulkner, Carson McCullers, Flannery O’Connor ou Truman Capote…
De son enfance et de son adolescence à Lexington, où il grandit sous l’œil attentif d’une nourrice afro-américaine, Lula Bell Watts, il garde l’accent si caractéristique – et parfois si difficile à comprendre – du sud des États-Unis. L’environnement familial du jeune Twombly semble avoir stimulé sa curiosité intellectuelle, développé sa sensibilité et son goût pour la peinture. Lorsqu’en 1952, à l’âge de 24 ans, il fait une demande de bourse pour voyager en Europe, il affirme vouloir « étudier les dessins des caves préhistoriques de Lascaux ». Il compte aussi visiter les musées français, italiens et néerlandais, l’architecture gothique et baroque et les ruines romaines. Il dit également être « attiré par le primitif, les éléments rituels et fétichistes, et l’ordre plastique symétrique… » Une fois sa bourse obtenue, il invite l’artiste Robert Rauschenberg, rencontré à New York deux ans auparavant, à l’accompagner. Ils embarquent pour Naples le 20 août 1952. La culture, riche et originale, qu’il acquiert nourrira tout son œuvre. Ses lectures sont autant de voyages – Goethe, Homère, Horace, Hérodote, Keats, Mallarmé, Ovide, Rilke, Sappho, Virgile – auxquels il puisera pour ses œuvres. D’autres auteurs moins attendus l’inspirent, Lesley Blanch, Robert Burton, George Gissing ou le poète mystique perse du 13e siècle Djalâl-ad-dîn Rûmî…, et son goût rare et raffiné trouve à s’épanouir dans le champ de la peinture.
Cy Twombly est un peintre lettré mais cette image ne rend que partiellement compte de sa personnalité complexe. L’aspect sophistiqué de son travail s’accompagne aussi d’une attention constante aux réalités vernaculaires, plus ou moins visibles, mais bien présentes. Doté d’un sens de l’humour et de la répartie peu commun, Cy Twombly, lorsqu’il le voulait, avait l’esprit délicieusement mal tourné. Ainsi, devant l’œuvre intitulée Apollo (1963), il dit laconiquement à Paul Winkler, ancien directeur de la Menil Collection à Houston : « Rachel et moi, on adorait aller danser au théâtre de l’Apollo à Harlem. » Dans toute une suite de dessins de 1981-1982, il inscrit l’expression « Private Ejaculations » tout en sachant qu’au 17e siècle ce terme désignait des prières courtes prononcées avec ferveur à intervalles fixes.
On sait aussi aujourd’hui que la photographie a joué un rôle important dans son art et dans sa vie. Homme discret voire secret, Twombly s’est pourtant régulièrement fait photographier. L’un des plus célèbres reportages est celui que Horst P. Horst réalise pour la revue Vogue. L’article intitulé « Roman Classic Surprise », écrit par Valentine Lawford, est publié dans le numéro de novembre 1966 et compte plusieurs photographies prises dans l’appartement romain du peintre, via Monserrato. On y voit un dandy vivant dans un intérieur palatial. Cette apparition dans Vogue ne réchauffe guère ses relations avec les États-Unis qui sont au plus bas après l’exposition très controversée du cycle Nine Discourses on Commodus chez Leo Castelli, à New York. On le dit trop chic, trop sophistiqué, en un mot, trop éloigné de l’idée que l’Amérique se fait d’un artiste américain.
Douze ans après, en 1978, Heiner Bastian publie la première monographie sur la peinture de Cy Twombly. L’artiste prend soin de donner une image différente de lui-même. Sur la couverture, vêtu d’un pull-over, de jeans, et chaussé de godillots, il pose assis nonchalamment sous un arbre, entouré de moutons. Ce cliché veut donner à voir un artiste proche de la terre, communiant avec la nature, adepte d’une vie simple et saine. Cy Twombly était probablement un peu les deux, tout à la fois dandy et pâtre romain.
Sally Mann, l’amie de Lexington, a souvent photographié Cy Twombly à la fin de sa vie, ainsi que son atelier. Grâce à elle, nous possédons des photos qui nous renseignent sur l’évolution du cycle Coronation of Sesostris que l’artiste termine dans sa ville natale. Parmi les plus beaux clichés figurent ceux de l’atelier vide, sans œuvres, avec seulement les traces de peinture sur les murs. De ces images fantomatiques de tout un pan de l’œuvre de Cy Twombly, de ce lieu de travail et de création, Sally Mann a tiré un album récemment paru et intitulé Remembered Light.
Le Centre Pompidou organise la première rétrospective complète de l’œuvre de Cy Twombly en Europe. Une exposition d’une ampleur inédite, présentée uniquement à Paris, qui rassemble des prêts exceptionnels, venant de collections publiques et privées du monde entier. Construite autour de trois grands cycles, Nine Discourses on Commodus (1963), Fifty Days at Iliam (1978) et Coronation of Sesostris (2000), cette exposition retrace l’ensemble de la carrière de l’artiste à travers un parcours chronologique de cent quarante peintures, sculptures, dessins et photographies permettant d’appréhender toute la richesse de l’œuvre, à la fois savant et sensuel. Dans cette sélection, le visiteur est invité à découvrir certaines des pièces les plus emblématiques de l’artiste, dont beaucoup n’ont jamais été exposées en France. Polyphonique, le catalogue qui accompagne l’exposition propose plusieurs approches avec des essais éclairant certains aspects et périodes de la carrière de Twombly. Il offre de partager également des réflexions et impressions personnelles d’autres artistes, mais aussi l’histoire de la constitution de deux grandes collections d’œuvres de Cy Twombly (celle du couple Brandhorst et celle d’Yvon Lambert), ainsi que des notations du fils de l’artiste, Alessandro Twombly. Le catalogue s’achève sur un portrait vivant de Cy Twombly brossé par Nicola Del Roscio d’une plume allègre. Grâce à tous ces témoignages, le public découvre non seulement l’artiste, mais aussi l’homme. Sous nos yeux, Cy Twombly semble reprendre vie, tel qu’en lui-même.
Chaque ligne est une expérience avec sa propre histoire innée. Elle n’illustre pas, elle est la sensation de sa propre réalisation. L’imagerie est d’une indulgence privée ou séparée, plutôt qu’une abstraite totalité de la perception visuelle.
(Cy Twombly)