Soly Cissé est un artiste prolifique. Son œuvre – dessin, peinture, sculpture… – raconte des histoires qui semblent se dérouler dans des univers parallèles. Dans le cadre d’Art Paris Art Fair, qui met cette année l’Afrique à l’honneur, le musée Dapper présente Les Mutants, de Soly Cissé, une exposition réunissant une vingtaine d’œuvres souvent inédites en France et dialoguant avec certaines des sculptures de Chefs-d’œuvre d’Afrique.
Soly Cissé, qui a reçu au Sénégal un enseignement plutôt académique, a interrogé les grands courants artistiques du xxe siècle – pop art et néo-expressionnisme notamment et s’est indéniablement approprié certaines de leurs pratiques, les revisitant pour élaborer une démarche singulière et originale.
Dans ses œuvres, des éléments, a priori non destinés à être assemblés, sont réunis. Des formes mi-humaines, mi-animales se frôlent ou se mêlent. Des lettres, tags, chiffres, codes barres, collages de magazine les côtoient en symbolisant la société de consommation, omniprésente. Les repères sont brouillés à dessein comme pour rendre plus ardue la quête du sens. Parfois s’inscrivent ici ou là un logo, un extrait de texte, sur lequel l’artiste a dessiné : manière d’imposer son propre univers et de faire partie d’une histoire qui maintient à distance les plasticiens des pays émergents.
Soly Cissé donne à voir ses questionnements sur le monde, sur ses incohérences, ses injustices. C’est de sa part, davantage qu’un engagement politique, une prise en compte des réalités sociales et économiques qui entravent le développement de l’Afrique.
Le plasticien a puisé dans la culture populaire des élé- ments visuels appartenant à des univers différents. Dans cette perspective, isolés de leur contexte, réinterprétés, et donc intentionnellement désacralisés, masques et statuettes sont intégrés dans un monde virtuel. Ici des bribes de textes apparaissent dans la bouche d’un masque. Là un cimier tyi wara des Bamana (Mali) surmonte un corps féminin.
Cette distanciation, notamment par le détournement, permet de maintenir l’œuvre dans sa dimension contemporaine. Par ce procédé, les pratiques cultuelles – évoquées implicitement ou non – laissent des traces que l’artiste nous propose peut-être de décrypter.
L’art de Soly Cissé est marqué par l’ambivalence; celle-ci caractérise des figures qui intègrent plusieurs registres de représentation. Ainsi, dans Les Initiés [1], des êtres indéfinissables semblent appartenir à des mondes lointains. Deux d’entre eux affichent le hiératisme de statues gardiennes d’un lieu sacré. Des référents issus du religieux ? Il ne s’agit cependant pas d’enfermer l’inspiration de l’artiste dans les limites étroites d’un patrimoine « africain », mais au contraire de déceler comment des éléments culturels participent d’une démarche globale ouverte sur le monde contemporain.
Permettant de conforter les relations avec les esprits et les divinités, la connivence des espèces humaines et animales est constante dans les référents culturels d’un grand nombre de sociétés de l’Afrique subsaharienne. Elle détermine des conduites rituelles spécifiques qui marquent tant les actes de la vie privée que collective… Soly Cissé nomme d’ailleurs ses figurations animales les « Soso »; il a accolé la syllabe « so » de Soly et de Socé, le nom du peuple apparenté au groupe mandingue auquel appartient son père.
Dans la création foisonnante de l’artiste, un animal étrange s’impose. Il ressemble à un petit félin, qui lorsqu’il est représenté plusieurs fois sur une même œuvre produit un effet saisissant, donnant l’impression d’une meute de pré- dateurs errants. Curieusement cette figure récurrente est dotée, le plus souvent, d’un regard presque humain avec des yeux exorbités. Elle paraît être l’unique rescapée d’un violent séisme. Est-ce un intercesseur, un médiateur privilégié des hommes? Dans d’autres œuvres, personnages cornus, moutons, hyènes se distinguent, et l’artiste semble presque toujours souligner leur rôle dans l’environnement.
La sculpture occupe une place de plus en plus importante dans le travail du plasticien, qui dans les années 1990, a créé des Totems, véritables objets narratifs. Ces pièces intègrent des techniques et des matériaux divers. L’assemblage alliant principalement sculpture et peinture, loin d’imposer un réalisme anatomique, propose une image corporelle au premier abord énigmatique. Doté d’une petite tête faisant penser à celle d’un animal (un oiseau?), Totem I [2] comprend deux réceptacles fermés par du verre peint comme les fixés sous verre traditionnels. La présence de ces reliquaires cernés d’éléments pointus renvoie visuellement à l’esthétique des nkisi, terme qualifiant certains objets puissants des cultures kongo (République démocratique du Congo et Congo). En outre, le petit visage figuré dans la partie supérieure présente des similitudes avec ceux des masques ou des statuettes kongo, dont les yeux largement ouverts sondent les mystères de l’au-delà. Ne pourrait-on également interroger cette œuvre à la lumière d’une pratique rituelle? Chez les Soninke et les Dogon du Mali une gestuelle particulière, les bras levés, constituerait en effet un signe d’imploration pour que les divinités fassent tomber la pluie.
Artiste érudit, Soly Cissé joue délibéré- ment avec une multitude de référents et de codes qui se chevauchent, sans jamais s’annihiler. Dans cette esthétique toutes les interférences sont permises. Les « détournements » de formes, notamment des objets liés à des croyances et des mythes de l’univers « traditionnel », correspondent à une démarche qui transporte des bribes d’un passé, les renouvelle en les intégrant à un discours qui dit le monde contemporain..
Né à Dakar en 1969, Soly Cissé est peintre, sculpteur, vidéaste et scénographe. Après être sorti major de sa promotion de l’école des Beaux-Arts de Dakar en 1996, il est sélectionné en 1998 aux biennales de São Paulo et de Dakar, puis en 2000 à celle de La Havane. Exposant régulièrement dans des galeries ou centres d’art, il est également présent à l’échelle internationale et a participé à de prestigieuses expositions, salons et foires. Il a fait partie de l’exposition collective Sénégal contemporain organisée par le musée Dapper en 2006 et dont l’ouvrage reste une référence incontournable.