Memphis, 2009 : ville allongée, downtown désert. Dans le bleu du ciel immense, de grands billboards font la publicité des « grills », accessoires indispensables pour asseoir sa street credibility.
Argent, or, ils ajoutent aux étendues horizontales de la ville une joaillerie R'n'B qui a tout du cyborg plein aux as. « A la fin du 20e siècle (...) nous sommes tous des chimères, hybrides théorisés faits de machine et d’organisme ; en somme nous sommes des cyborgs ».
La prophétie du Cyborg Manifesto de Donna Haraway s’est donc réalisée. C’est Ashley Cook qui la lit, une étudiante de Lili Reynaud-Dewar. Au sol, quelques détritus qui, s’ils n’étaient pas ramassés par les éboueurs mal payés, recouvriraient la ville comme ils l’avaient fait les jours précédant l’assassinat de Martin Luther King.
Ce King-là, qui avait déclenché la révolte des Noirs et les sommait désormais de ne plus faire confiance aux Banques qui les exploitaient. La main tendue à ces milliers de citoyens bientôt brandie en poing, perçant l’air exalté par une révolte gigantesque à venir. Une révolte de race qui mute en lutte des classes. Des manifestants dans toute la ville, la ville submergée d’ordures malgré les casseurs de grève engagés par le maire de l’époque.
Le révérend : assassiné dans un motel. Un assassinat sans image contre celui, sur-médiatisé, de Kennedy. Cet assassinat qui selon Lili Reynaud-Dewar est bien plus formateur et bouleversant pour les État-Unis que celui de Kennedy. Raison, entre autres, de son séjour à Memphis, en 2009.L’occasion de découvrir le musée du photographe Ernest Withers et ses célèbres clichés de manifestants. « I Am a Man » scandent, en noir et blanc, les pancartes qui défilent. Ce sont des Hommes qui défilent dans la rue mais ils ne sont pas les seuls.
Ce sont des milliers d’Hommes, de Femmes que l’on laisse périr au profit des Blancs sur les bancs d’une société qui les spolie, qui les exclue, qui les exploite impunément grâce aux lois ségrégationnistes. Lili retournera plusieurs fois à Memphis. Si l’esclavage au 21e siècle est aboli, si la ségrégation aux États-Unis n’a officiellement plus cours, les questions raciales continuent de déchirer le pays, d’humilier des citoyens qui n’ont plus de pancartes pour affirmer qu’ils sont vivants, qu’ils sont humains, confus peut-être entre l’espoir que ce n’est plus à prouver et la douleur d’une remise en question constante de leur légitimité à vivre et à vivre libre. C’est le policier qui arrête un Américain dans la rue, avec pour motif de comparution en justice, celui d’avoir été un «piéton sur la chaussée » alors que son ami doit appeler une ambulance puisqu’il s’est fait violemment bousculer par son collègue. C’est l’humoriste qui affirme qu’il faut « apprendre à être un Noir que les Blancs aiment », celui qui exprime que depuis le premier jour on lui a appris à «coder» Blanc par réflexe de survie. « to code » : remplacer le mot Noir par des noms offensants ou dépréciatifs. Réduire. Anéantir.
Humilier. « La vérité absolue n’est pas drôle » et c’est bien grâce au rire, comme une volte, que l’on échappe au poids insurmontable de la réalité. Aussi les voilà, ces autres hommes, ces autres femmes qui font et vivent Memphis aujourd’hui. Ils sont humoristes, Noirs, Blancs, et livrent à leur échelle un combat contre les préjugés et le racisme. Les dents de Darius Clayton, Jada Brisentine, Brandon Sams, se vêtent d’un grill fait L'exposition de Lili Reynaud-Dewar est présentée du mardi au samedi de 11h à 19h, au 6 rue du Pont de Lodi, Paris 6.
En parallèle de son exposition à la galerie, Lili Reynaud-Dewar réalise la performance Dents, Gencives, Machines, Futur, Société, à Nanterre-Amandiers, centre dramatique national, le 10 décembre à 17h et le 11 décembre à 18h . Pour toute information complémentaire, vous pouvez contacter Jessy Mansuy-Leydier, Marie-Sophie Eiché et Emma-Charlotte Gobry-Laurencin, sur mesure par un artisan sculpteur. Éclairé par une faible ampoule ce Gepetto des temps modernes s’active sur les moules des dents des humoristes, l’outil à la main.
C’est toute la cire perdue des beatsd’une époque révolue qui revit. De Young Thug à Dj Screw, l’inventeur du Screwed and Chopped, dont les tracks rythment une narration hybride qui se déploie entre révolte et robotisation, étalant les indices des pistes multiples qui feront le corps et l’âme d’une performance à part entière, sise dans un pavillon de musique de Furbringer. L’autre King de Memphis, Elvis, y aurait donné un de ses premier concerts. Dressés comme de gigantesques coquilles blanches qui réverbèrent le son, plantés dans le sol, ces pavillons disséminés dans les parcs peuplaient l’Amérique afin d’y recevoir des concerts. On les détruisit. On abattit l’occasion heureuse d’un concert en plein air. Celui de Memphis, souvent menacé, résista.
C’est cette résistance que l’on filme. Ce sont les chemins croisés entre ces humoristes et ces sons divers qui s’entrechoquent, se superposent, cette symphonie cacophonique que l’on sert et qui se meut dans l’espace, entre les textes et les ordures. Entre ce qui reste d’organique à l’humain avant d’être parfaitement cyborg, ce que l’on laisse de robotique envahir notre vie et notre corps, et la saleté humaine, la véritable et risible saleté de l’âme qui nous divise et que le rire unit. Que le rire unit toujours, même si ces voix discordantes, ces anecdotes, ont le goût amer d’une révolte à refaire, de droits à réaffirmer. Peut-être seront-ils eux aussi noyés, oubliés entre les jacks et les logiciels de la table de mixage de Macon, ou reprendront-ils le chemin électrique de nossynapses. Quoiqu’il en soit, we better get our code right this time.
Lili Reynaud-Dewar est née en 1975 à La Rochelle (France), elle vit et travaille à Grenoble (France). Son travail a fait l’objet de nombreuses expositions personnelles entre autres à la Kunstverein à Hambourg, au K11 à Shanghaï, au Contemporary Art Museum à Saint, Louis, au New Museum à New York, à l’Index Fondation for Contemporary Arts à Stockholm, au Consortium de Dijon, au 21er Raum – Belvedere à Vienne, à Outpost à Norwich, au Magasin - Centre National d’Art Contemporain de Grenoble, à la kunsthalle Basel, à la Fondation Calder à NewYork (performance), à la Serpentine Cinema à Londres (performance), au Frac Champagne-Ardenne à Reims.
Elle a également participé à de nombreuses expositions collectives au Museum Folkwang à Essen, au Musée des arts décoratifs à Paris, à l'Arsenale à Venise, dans le cadre de la 56ème Biennale de Venise, au Centre Pompidou, à la Fondation d’entreprise Ricard, au Palais de Tokyo et au Plateau à Paris, au Capc de Bordeaux, au Cafam à Pékin, au Logan Center for the Arts à Chicago, à la Kunsthalle Fribourg, à la Generali Foundation et au Mak à Vienne, au Witte de With à Rotterdam, dans le cadre de la Biennale de Lyon 2013 et de la 5ème Biennale de Berlin. Lili Reynaud-Dewar est lauréate du 15ème prix Fondation d’entreprise Ricard.En 2017, Lili Reynaud-Dewar présentera deux expositions personnelles : au Museion à Bolzano et au Vleeshal Center for Contemporary Art à Middelburg.
Texte de Luca Leclère