Francisco de Goya (1746-1828), peintre et graveur espagnol, vécut au tournant du XVIIIe siècle ‒ marqué par la philosophie des Lumières ‒ et du XIXe siècle ‒ au moment où la pensée positiviste était reine. C’est dans ce contexte d’assujettissement à la science que l’étrangeté qui émanait des gravures de l’artiste fascina ses héritiers tels qu’Eugène Delacroix, Gustave Doré ou encore le symboliste Odilon Redon. Goya donna à l’estampe une place de choix. Il est aujourd’hui considéré comme le premier grand lithographe de l’histoire de l’art. Alors que ce médium avait davantage une fonction de diffusion, il apparut dès lors comme un moyen privilégié de transmettre les préoccupations d’une époque.

“ L'imagination, abandonnée par la raison… ”

C’est quand l’artiste perdit l’ouïe en 1792 qu’un changement radical s’opéra dans son œuvre. Désormais, Goya se consacra à dépeindre les vices de la société. La suite d’estampes Les Caprices représente un monde oscillant entre le réel et le surnaturel. En effet, Goya libéra subitement son inspiration. Il écrit dans ses notes de l’époque : “ L’imagination, abandonnée par la raison, produit d’impossibles monstres ; lorsqu’elle est unie à elle, elle est la mère des arts et la source de leurs merveilles[1]. “ C’est ainsi que les prémices d’une sensibilité fantastique surgirent dans les œuvres de l’espagnol. Le poète romantique Charles Baudelaire trouva dans l’œuvre de Goya l’esthétique qu’il souhaitait développer dans sa poésie, celle qui consiste à mélanger le Beau et le bizarre. Dans “ Les Phares ”, il rendit hommage au père de l’estampe fantastique et à ses monstres :

“ Goya, cauchemar plein de choses inconnues
De fœtus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues
Pour tenter les Démons ajustant bien leurs bas. ” [2]

En littérature, le genre du fantastique connut son essor au XIXe siècle avec Hoffmann, Goethe ou encore Gérard de Nerval, Balzac, Gautier, Edgar Allan Poe et Maupassant. Cette littérature nourrissait les artistes. C’est ainsi qu’apparut, dans les arts graphiques, tout un univers de créatures étranges, produits de l’imagination des artistes : dragon barbu, araignée souriante, cyclope...

“ Il faut respecter le noir… ”

À la manière de la littérature, les arts graphiques comportent des aspects stylistiques propres au fantastique. Le meilleur moyen pour les artistes de représenter l’étrangeté fut d’utiliser le noir. Odilon Redon écrivit : “ Il faut respecter le noir. Rien ne le prostitue. Il ne plaît pas aux yeux et n’éveille aucune sensualité. Il est agent de l’esprit bien plus que la belle couleur de la palette ou du prisme[3]. ” Le travail du noir, sa sobriété, ses ombres et ses lumières permettaient aux artistes de créer ces œuvres mystérieuses. C’est pourquoi, la gravure apparut comme le procédé privilégié pour figurer le fantastique. Au XIXe siècle, deux techniques nouvelles apparurent en gravure : la gravure sur bois et la lithographie. Cette dernière permit des tirages considérables d’une même gravure. Il n’est alors pas surprenant que l’estampe fantastique connut son apogée en tant qu’art de l’illustration. Les Caprices de Goya sont une série dont chacune des gravures comportent une sentence. Plus tard, ses successeurs s’appliquèrent à illustrer des ouvrages de littérature fantastique : La Divine Comédie de Dante[4] , Faust de Goethe[5] ou encore les Histoires Extraordinaires de Poe[6] .

“ L’auteur rêve… ”

“ L’auteur rêve. Son seul but est de bannir des idées dangereuses et répandues, et de perpétuer grâce à l’œuvre des Caprices le témoignage solide de la vérité ”[7] écrit Goya sur une étude préparatoire pour la gravure Le Sommeil de la raison engendre les montres[8] . Le topos du rêve est une bonne transition entre les mondes du réel et de l’imaginaire. Ainsi l’artiste s’autorisa la reproduction de ses démons intérieurs. Qu’est-ce qu’une estampe “ visionnaire ” ? Elle peut être la mise sur papier des visions subconscientes d’un artiste, mais également sa vision anticipée sur les événements du monde réel. Le mot “ visionnaire ” traduit ainsi parfaitement le travail de Goya : une création à la fois peuplée de montres mais aussi de constats sur l’Espagne du XVIIIe. Nombreuses seront les “ estampes visionnaires ” au XIXe siècle ; elles contribuèrent à l’élaboration du concept appelé “ romantisme noir ”. Les titres des estampes évoquaient les rêves et les cauchemars, ces lieux de tourmente, d’agitation et de vertiges. Si le rêve a longtemps effrayé, il devient à la fin du XIXe siècle un moyen d’accéder à la vérité. L’avènement de la psychanalyse lui donna notamment une place primordiale. Goya et les autres furent des précurseurs.

“ Ces dessins étaient en dehors de tout… ”

En guise de conclusion, citons ce dithyrambe, extrait du roman À Rebours de Huysmans, à propos des œuvres en noir d’Odilon Redon :

“ Ces dessins étaient en dehors de tout ; ils sautaient, pour la plupart, par-dessus les bornes de la peinture, innovaient un fantastique très spécial, un fantastique de maladie et de délire. Et, en effet, tels de ces visages, mangés par des yeux immenses, par des yeux fous ; tels de ces corps grandis outre mesure ou déformés comme au travers d’une carafe, évoquaient dans la mémoire de des Esseintes des souvenirs de fièvre typhoïde, des souvenirs restés quand même des nuits brûlantes, des affreuses visions de son enfance. Pris d’un indéfinissable malaise, devant ces dessins, comme devant certains Proverbes de Goya qu’ils rappelaient ; comme au sortir aussi d’une lecture d’Edgar Poe dont Odilon Redon semblait avoir transposé, dans un art différent, les mirages d’hallucination et les effets de peur, il se frottait les yeux et contemplait une rayonnante figure qui, du milieu de ces planches agitées, se levait sereine et calme, une figure de la Mélancolie, assise, devant le disque d’un soleil, sur des rochers, dans une pose accablée et morne.”

Cet extrait illustre parfaitement les liens entre la littérature fantastique et les arts. Goya, Poe comme Redon avaient la même intention : susciter ce que Freud appela “ l’inquiétante étrangeté ”.

Texte par Julie Langlais

Notes:
[1] Francisco Goya, “ Commentaire de la planche 43 ”, Les Caprices, 1799.
[2] Charles Baudelaire, “ Les Phares ”, Les Fleurs du Mal, 1857.
[3]Odilon Redon, À soi-même, Ed. H. Floury, Paris, 1922.
[4] Voir illustration : Gustave Doré, “ Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance ”.
[5] Voir illustration : Eugène Delacroix, “ Méphistophélès dans les airs ”.
[6] Voir illustration : Odilon Redon, “ L’Œil, comme un ballon bizarre, se dirige vers l’Infini ”.
[7]Francisco Goya, “ Commentaire de la planche 43 ”, Les Caprices, 1799.
[8]Voir illustration : Francisco Goya, “ Le sommeil de la raison engendre les monstres ”.