Du 5 novembre 2015 au 31 janvier 2016, la Maison d’Art Bernard Anthonioz à Nogent-sur-Marne présente, sur une proposition de Caroline Cournède, une exposition collective inédite intitulée Soudain… la neige, regroupant des photographies, vidéos, sérigraphies et installations de Philippe Durand, Mimosa Echard, Isabelle Giovacchini, Cécile Hartmann, Benjamin Hugard, Ilanit Illouz, Jonathan Martin, Valérie Sonnier, et Thu Van Tran. Évocation du temps, celui qu’il fait, celui qui passe, l’exposition rend compte d’une brèche. Celle qui s’ouvre lorsque la neige recouvre et transforme un paysage et qu’une réalité se superpose à une autre. Un effet de dilution ou d’interférence qui, dans certains cas, tend jusqu’à l’effacement du paysage originel. La neige (réelle ou métaphorique) de l’exposition est l’événement perturbateur du récit : elle floute les contours, recouvre la trace, dissout et efface, remet en cause l’état initial ; elle convoque, dans les œuvres choisies, aussi bien le souvenir des premières neiges et la perception particulière qui en découle, que le flottement du temps.
Comme autant de résurgences d’une mémoire sensible ou rétinienne, individuelle ou collective, les œuvres de l’exposition naviguent d’un état à un autre, entre dissolution, dilution, parasitage, et tentative de recouvrement. Soudain… la neige, comme une manifestation d’un processus implacable et irrévocable, d’une fuite en avant du temps ou la perspective d’une nouvelle histoire.
Libre dérive prenant la neige comme image de départ, l’exposition entend celle-ci comme révélateur : elle vient tout à la fois détruire l’ordre des choses et donner à voir ce qui se soustrait à la vue. Les travaux des artistes portent eux aussi l’empreinte de la déflagration originelle subie : celle qui survient lors de l’explosion d’Hiroshima ou de la crise financière des subprimes, des épandages américains ou de l’irruption de plants d’Hévéa au Vietnam, du premier album de rock « grunge », de la naissance d’une icône du kung-fu, de la disparition de l’enfance, de l’exil, du fait divers… Des événements latents, souterrains, qui transparaissent ou (ré)apparaissent, silencieusement, à la surface des œuvres présentées.
Élément climatique transitoire (du moins dans nos contrées tempérées), la neige se situe en effet toujours sur ce fragile équilibre entre apparition et disparition ; en un instant tout peut surgir à nouveau, le dissimulé peut reprendre le dessus sur sa réplique visible. La neige existe alors autant dans sa réalité physique que dans l’enchevêtrement d’images mentales et de temporalités différentes qu’elle suscite : entre anticipation de son apparition, immédiateté de sa présence, présage de sa disparition, comme postérité de sa mémoire. Car la neige reste inextricablement liée à cette question de la mémoire (l’on se souvient de la neige bien plus que ce que l’on l’éprouve physiquement) et de l’empreinte, celle qui subsiste longtemps après sa dissipation. À l’instar de la neige, les œuvres de l’exposition découlent, elles aussi, de ces entrechoquements de temps et de mémoire ; elles sont les témoignages, les traductions autant de ce qui s’est passé, de ce qui se passe encore, que des perspectives ouvertes sur l’avenir.
Si la question du recouvrement apparaît alors systématiquement dans les œuvres, dans l’action de recouvrement du temps et de la mémoire (Errance du petit camion, l’hiver de Valérie Sonnier, Kiriatata d’Ilanit Illouz), elle se manifeste également physiquement, dans certaines des techniques utilisées ou dans le geste exécuté sur le support (les tirages lenticulaires 3d des Neige de Philippe Durand ; la sérigraphie dans Grey of Herbicides de Thu Van Tran ou la couche de latex liquide versée, séchée puis supprimée dans Pénétrable de la même artiste ; dans l’aplat de peinture produisant une épreuve contact « photographique » dans la série Arena (miroir) de Mimosa Echard ; dans l’ajout de javel sur la pellicule dans le film Bleach de Jonathan Martin ou l’utilisation de produits chimiques pour dissoudre certains sels d’argent du tirage Quand fond la neige… d’Isabelle Giovacchini), mais aussi dans le motif représenté (l’invasion foliaire exubérante dans la série Compulsive de Cécile Hartmann, ou le nettoyage au karcher dans Rouge Négatif (une hantologie) de Benjamin Hugard), ou encore dans le mode de monstration des œuvres (les tirages superposés dans Sediments and Lacunas de Cécile Hartmann)…
Ces « recouvrements », entre superpositions, interférences, floutages ou dissolutions, relèvent ainsi de cet étrange point de convergence entre les verbes « recouvrir », œuvrant ici dans le sens d’une dissimulation d’un fait, d’une réalité, ou d’une mémoire individuelle ou collective, et de « recouvrer », le fait de rentrer en possession de ce qui avait été perdu. Le recouvrement intervient alors, tout à la fois, comme une entreprise de dissimulation/obstruction/destruction et celle d’une possible réparation. Une invitation à voir par et au-delà de l’absence.
Diplômée de l'École du Louvre, Caroline Cournède rejoint l'équipe de la Fondation Nationale des Arts Graphiques et Plastiques (FNAGP) en 2005, au moment de la préfiguration de la Maison d’Art Bernard Anthonioz (MABA). Depuis 10 ans, elle travaille au développement du centre d'art et accompagne de près sa programmation artistique, qu'elle a conçue à plusieurs reprises (Gitane à la guitare de Bastien Aubry et Dimitri Broquard, News from Nowhere de Xavier Antin, Thinging de Lina Viste Gronli, 10 Nouveaux A de Clément Rodzielski, Oiseau/hasard de Mimosa Echard, Jamais le même fleuve, Heads up de Jason Glasser, Paysages élémentaires de Julie Ganzin...). Caroline Cournède est directrice adjointe de la MABA.