C’est la rumeur du monde tel qu’il va. C’est la lumière aux prises avec les récidives du quotidien. C’est l’esprit entravé par trop d’évidences. Claude Lévêque nous fait entrer dans « Vies de singes », sa troisième exposition personnelle à la galerie kamel mennour. Où il compose une allégorie contemporaine, grâce à son vocabulaire de mythologies personnelles – fait d’objets d’enfance, de sons, de calligraphies incertaines et d’ombres chinoises. « Regarde-les rire », la phrase de néon à l’écriture tremblée de Romaric Etienne, fait accueil. Elle est l’exergue d’un dispositif fictionnel où les sens sont appelés à philosopher : les yeux verront le rire, les oreilles bredouilleront le son et les orteils écouteront, selon les voeux du Zarathoustra de Nietzsche(1).
Une fois descendus les escaliers de la galerie, le noir s’étend. La verrière pose son obscurité de caverne sur les treize parcs à jeux d’enfant en métal brut. De dimensions identiques, les parcs sont suspendus. Chacun tangue autour d’une ampoule centrale qui diffuse ses ondes d’interrogatoire et projette en ombres carcérales les barreaux des parcs. Ces derniers sont animés par le corps des visiteurs se frayant des passages dans le dispositif. Passages d’autant plus étroits que l’atmosphère est tendue par une voix prise d’asphyxie. Son souffle vital se corrompt, cherche l’air mais ne trouve que l’angoisse. L’aliénation étrangle. La statistique et le standard conduisent aux impasses de l’agitation, du désespoir, des guerres. Mais l’oeuvre est là, qui interprète. Elle donne à voir et à entendre les fermetures de la normopathie. Les entraves à l’esprit d’enfance.
Au croisement entre intime et social, « Vies de singes » tend un miroir au monde contemporain. En déchaînant la vérité, l’art ouvre la possibilité du choix. Claude Lévêque semble en appeler à une régénération à l’instar de l’artiste allemand Joseph Beuys : « […] le concept de liberté implique que désormais d’autres ne peuvent plus faire à la place de l’homme tout ce qui est imaginable, mais que l’homme doit le faire lui-même à partir de sa liberté et de sa responsabilité(2). » Et donc briser ses liens. « Le Grand Soir » est le titre de l’intervention in situ de Claude Lévêque pour le pavillon français lors de la 53e biennale de Venise, en 2009. Cage, barreaux, ampoules, paillettes, son de navire et drapeau de soie noire provoquaient un électrochoc. Etre saisi pour se ressaisir : l’artiste français, marqué par le body art et Gina Pane, provoque les sens, l’énergie et la dignité. Sa palette de lumières, des plus poudrées aux plus violentes, attise lucidités et fulgurations, douceurs et affolements. Comme cette ampoule sur les lattes d’un lit d’enfance [« Sans Titre (le Trou dans la tête) », 1986] ou ce gyrophare transformant l’ombre des grilles d’un caddie en une gigantesque prison érigée au sein des centres culturels Leclerc de Pau et Tarbes [« Sans Titre (Caddie) », 1990].
Depuis plus de trente ans, dans le monde entier, pour des lieux multiples, Claude Lévêque bâtit une oeuvre sans concessions. Son engagement de plasticien a déjà croisé les locaux de l’actuelle galerie kamel mennour de la rue du Pont de Lodi, à Paris. Le lieu s’appelait alors galerie de Paris. Il y avait imaginé un dispositif de porcherie avec une mangeoire centrale, des stalles et des sangles (« Sans Titre », 1991). L’accès à l’oeuvre exigeait de se mettre à quatre pattes pour passer l’ouverture de la porte abaissée à hauteur de cochon. L’artiste exposait déjà à ce moment-là les étroitesses de la vie humaine élevée en batterie. Rien ne s’est amélioré depuis… Comme Chardin peignant « Le Singe peintre », en 1739, Claude Lévêque sonne le réveil en révélant le tragicomique du carnaval humain. Non pour accabler mais pour convier à un rire de Grand Soir, à un rire libérateur.
Annabelle Gugnon
Notes
1 Friedrich Nietzsche, « Ainsi parlait Zarathoustra », éd. Le Livre de Poche, 2015.
2 Joseph Beuys, Volker Harlan, « Qu’est-ce que l’art ? », éd. L’Arche, 2010.