Le travail d’Hiroshige sera toujours relié aux concepts de voyage et de paysage. C’est sous cet angle qu’il a été et est, aujourd’hui encore, reconnu et salué. L’importance de son œuvre pour les Japonais équivaut sans aucun doute au rôle joué par nos peintres de paysages en Europe (Turner, Monet, Gauguin et Van Gogh, par exemple) qui ont capturé, magnifié et parfois métamorphosé nos paysages, les immortalisant à jamais, à la manière d’un instantané photographique. Ses estampes ne sont-elles pas, en effet, autant d’épreuves et de clichés, autant d’ « image[s] de ce monde flottant »1 ? Il est possible de voir dans cette technique un ancêtre de la photographie, idée qui est étayée par Louis Auber. Dans son introduction aux Maîtres de l’estampe japonaise, il rappelle qu’à l’origine, la gravure sur bois servait non seulement à « illustrer romans et poésies » mais également à « tirer des images de préservation »2 . D’abord religieux, ces supports iconographiques se désacralisent à la fin du XVIIe siècle, grâce notamment à Hishikawa Moronobu, qui joua un rôle essentiel dans la formation et le développement de l’ukiyo-e. Ces estampes représentaient avant tout des personnages, des acteurs du théâtre populaire (Kabuki Shibai) ou de très belles femmes, souvent des courtisanes, somptueusement vêtues. Mais on trouvait aussi un grand nombre de gravures érotiques ainsi que des scènes du quotidien3 : c’est ainsi que l’ukiyo-e s’affirma comme un art « d’actualité »4 , ancré dans le réel. Il suffit ainsi de les observer pour se faire une idée du mode de vie japonais à cette période. Les artistes étaient des observateurs attentifs de leur époque qui, inconsciemment, à la manière de reporters d’images, documentaient et illustraient l’histoire de leur pays avant les grands bouleversements des XXe et XXIe siècles qui allaient, à jamais, modifier l’image du Japon. Il faut rappeler ici que le Japon, à cette période, était coupé du reste du monde ; tout échange, tout contact avec l’extérieur avaient été interdits par le généralissime (shogun) Ieyasu Tokugawa lorsqu’il avait pris la tête de l’Empire.
Sur un plan tout différent, Zola, dans son cycle romanesque, Les Rougon-Macquart5 , n’a pas fait autre chose. Comme Hiroshige voyageant entre Tokyo (Edo à cette époque) et Kyoto et reproduisant les scènes qu’il observait tout au long de son trajet, Zola s’est déplacé à travers les paysages français pour se documenter en vue de l’écriture de ses romans – « du ventre de Paris » jusqu’aux mines du Nord-Pas-de-Calais pour Germinal, en passant par les champs infinis de la Beauce pour La Terre avant de revenir au décor méditerranéen de son enfance et sa jeunesse dans Le Docteur Pascal. Gravés dans le bois, imprimés sur le papier, quelle que soit l’intention qui les sous-tend, ces images et ces mots sont autant de témoins d’un monde aujourd’hui disparu.
Peu représenté ou bien relégué au second plan, le paysage n’incarnait pas un élément essentiel dans les estampes originelles. Hokusai et Hiroshige, qui firent partie de la dernière vague du mouvement de l’ukiyo-e qui s’étendit durant toute l’époque d’Edo, de 1603 à 1868, participèrent à renouveler le genre et ce, notamment, grâce à leur travail sur le paysage et la nature. Une étude comparative des deux maîtres de l’estampe japonaise permet cependant de distinguer deux regards bien différents. Un même motif, le mont Fuji, par exemple, donne chez l’un et chez l’autre deux estampes n’ayant de commun que le thème. Les bleus vifs d’Hokusai tranchent avec les pastels du maître d’Edo ; chez ce dernier, les contrastes sont plus doux, les dessins plus simples et plus subtils comme le signale Basil Stewart dans un ouvrage publié en 1922 et consacré aux gravures japonaises. Il y analyse les techniques et effets des deux artistes :
« Hiroshige, dans ses dessins, recrée l’impression de l’air et de la brume, de l’aube et du crépuscule, de la neige et de la pluie, ce que Hokusai, avec ses contours nets et vigoureux, ne fait pas. […] De même, dans la manière d’aborder ses sujets, le point de vue adopté par Hokusai est différent de celui d’Hiroshige ; le premier dépeint la relation qu’entretiennent l’homme et la nature avec un éclat que l’on ne retrouve pas dans les compositions de Hiroshige. Hiroshige nous montre le monde réel tel qu’il le voit passer devant lui tout au long du grand chemin dont il a fait le portrait de manière si réaliste. Hokusai, quant à lui, nous présente les idées qu’il en a, ainsi qu’il se les représente dans son esprit, faisant de la grandeur et de la force de la nature son thème principal, son humanité se subordonnant simplement à cette dernière. »6
C’est ce caractère réaliste qui permet de comparer ces images à des photographies : alors que les compositions de Hokusai portent les empreintes de l’excentrique personnalité de leur auteur (à l’image de cette vague7, terrible et prophétique), Hiroshige nous touche par la sobriété de ses représentations. C’est l’idée défendue par les auteurs d’un article pour le Carnegie Museums of Pittsburg en 1996 ; les auteurs, insistant là encore sur les grandes différences entre ces deux artistes, emploient les termes de « bohémien » (Hokusai) et de « bureaucrate » (Hiroshige) pour qualifier les personnalités de ces derniers8 . Les compositions de Hiroshige accueillent celui qui les regarde ; loin d’être hostiles ou inquiétants, ses paysages sont faciles d’accès et nous apparaissent familiers, le fameux concept freudien d’Heimlichkeit employé par Barthes dans La chambre claire pour décrire ce qu’il ressent face à un paysage photographié :
« Pour moi, les photographies de paysages (urbains ou campagnards) doivent être habitables, et non visitables. Ce désir d’habitation, si je l’observe bien en moi-même, n’est ni onirique […] ni empirique ; il est fantasmatique, relève d’une sorte de voyance qui semble me porter en avant, vers un temps utopique, ou me reporter en arrière, je ne sais où de moi-même : double mouvement que Baudelaire a chanté dans l’Invitation au Voyage et la Vie Antèrieure. »9
Mais contrairement aux photographies dont parle Barthes, la question de la réalité reste latente, ouverte dans ses gravures. Ce Japon archaïque a-t-il vraiment existé tel qu’il est représenté ? Quelle part l’artiste ajoute-t-il de lui-même dans les paysages qu’il « reproduit » au fil de ses voyages ? Et d’où vient alors cet attrait qui n’a pour nous, qui ne sommes pas japonais, rien de familier ? C’est, comme nous le dit Barthes, et Baudelaire à travers lui, que les paysages de Hiroshige sont pour nous à la fois une véritable « invitation au voyage » autant qu’un moyen d’entreprendre un cheminement intérieur, un autre voyage donc, selon l’expression employée dans le dossier de presse de la Pinacothèque pour les expositions consacrées à Van Gogh et à Hiroshige. Les expositions développaient alors l’idée de l’influence directe de Hiroshige sur Van Gogh, appuyant cette théorie sur une argumentation bien précise. Quel que soit le lien qui unisse Van Gogh au travail de l’artiste japonais, celui-ci semble effectivement avoir trouvé dans le Japon mis à jour par ce dernier, dans « ces ‘photographies parfaites’ d’un autre monde, presque idéal par sa beauté, son achèvement esthétique, sa sérénité et ses perspectives apaisantes »10 , un refuge familier, un rêve vers lequel se tourner lorsque son esprit d’artiste tourmenté voulait échapper à un monde qui l’anéantissait.
Texte par Julie Bachmann
1 Michail Uspenski, Hiroshige, New York, Parkstone International, coll. Mega Square, 2013, p. 8.
2 Louis Aubert, Maîtres de l’estampe japonaise, Paris, Librairie Armand Colin, 1914, p. 3. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65826024
3 Ibid., p. 4.
4 « The floating world of Ukiyo-e », http://www.loc.gov/exhibits/ukiyo-e/intro.html
5 Rappelons le sous-titre donné à sa grande œuvre : « Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire. »
6 Basil Stewart, A Guide to Japanese Prints and Their Subject Matter, New York, E.P. Dutton and Company, 1922, reed. Dover Publications, New York, 1979, chap. VII, « Hokusai and Hiroshige ». Traduction d’après la version originale anglaise : « Hiroshige gives us the effect of atmosphere and mist, sunrise and sunset, snow and rain, in his designs which Hokusai, with his sharper and more vigorous outline, does not. […] Hokusai, also, treats his subject from a different standpoint to Hiroshige; the former depicts the relationship of man and nature to each other with a vividness not found in Hiroshige's compositions. Hiroshige shows us the real world as he saw it passing before him along the great highway he so realistically portrayed. Hokusai, on the other hand, puts before us his idea of it, as he saw it in his mind's eye, making the grandeur and force of nature his principal theme, and his humanity merely subordinate to it. »
7 http://www.metmuseum.org/toah/works-of-art/jp1847
8 Sandy Kita et Takako Kobayashi, « The Bohemian vs The Bureaucrat, Hokusau and Hiroshige. An old man mad about painting vs a master simply true to life », 1996.
9 Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, coll. « Cahiers du cinéma », 1980, p. 66-68.
10 Dossier de presse de la Pinacothèque de Paris « Van Gogh, rêves de Japon ; Hiroshige, l’art du voyage », Expositions du 3 octobre 2012 au 17 mars 2013. http://www.pinacotheque.com/fileadmin/pinacotheque/DP%20et%20CP/DP_VG_Hiro.pdf