Jean-Jacques Dutko ouvre les portes de sa galerie de Saint-Germain-des-Prés pour mettre en lumières les sculptures en bois, en bronze et en plâtre de l’artiste Philippe Anthonioz ainsi que les tableaux de l’artiste Afi Nayo nouvellement représentée par la galerie.
Philippe Anthonioz a la chance d’appartenir à la génération qui s’est épanouie à la fin du XXe siècle et d’avoir travaillé avec un des créateurs qui a le mieux incarné cette reconquête par la sculpture du décor de la vie : Diego Giacometti. Ce n’est qu’en 1985, au moment de sa disparition, que ce dernier a atteint la notoriété qui lui était due avec le grand lustre du Musée Picasso à Paris et sa rétrospective au Musée des Arts Décoratifs. J’ai, pour lui rendre hommage, montré comment il avait su utilisé dans ses sculptures pratiques, dès 1954, les percées avant-gardistes de son frère Alberto à qui il servait de praticien. On le lit dans ses réalisations pour l’escalier monumental et les luminaires du Mas Bernard de Marguerite et Aimé Maeght à Saint-Paul-de-Vence (voir mon texte « Diego Giacommetti », L’ Œil n° 368, mars 1986). En ce dernier quart du XXe siècle la sculpture reconquerrait ainsi chez nous l’espace du cadre de vie qu’elle avait trop délaissé depuis Gallé ou Guimard, quand « l’art nouveau » comme l’écrivait Jean Cassou dans Les Sources du XXe siècle, « a dignifié les métiers du décor de la vie » parce qu’il y avait alors dans l’air un temps un besoin de résistance à l’invasion de la standardisation industrielle des formes. Le mouvement Arts and Crafts et l’École de Nancy ont ainsi ouvert de nouveaux chantiers aux trouvailles de leur art. Un siècle après, Philippe Anthonioz par ses sculptures apporte des réponses humanistes contre une standardisation désormais mondialisée et encore plus envahissante et réductrice du fait de l’afflux incontrôlable des images que nous déversent la télé, les pubs ou internet.
Avec lui, l’ameublement perd l’extériorité du décoratif pour pénétrer dans la vie. C’est ainsi que les formes de sa sculpture prennent la force d’interventions authentiques, singulières et contestataires pour sortir des espaces banalisés. Il peut aussi bien affronter le plein air ou l’espace des architectures intérieures ou encore celui de la vie privée. Philippe Anthonioz retrouve le cachet artisanal de vérité que savaient atteindre avant la révolution industrielle certains forgerons de nos campagnes dans des crémaillères, des chenets, des plaques de cheminée, mais il le dépasse en employant les moyens les plus modernes, en reprenant par exemple la grille cubiste et le pouvoir réorganisateur de la géométrie. Pour la pureté des lignes, certes, mais aussi pour affirmer encore plus l’autonomie de ses créations.
Ses sculptures peuvent ainsi dialoguer avec l’espace des intérieurs aussi bien en transformant une rampe d’escalier, un luminaire, qu’en affrontant cet espace en tant qu’objet domestique qui guide le regard pat la pureté de son dessin: table, lit ou fauteuil et lui rend le rayonnement singulier de la pièce unique. Philippe Anthonioz affronte avec le même bonheur l’espace extérieur, l’espace ou la nature est conservée, avec des sculptures qui jouent sur le rayonnement des formes indépendantes des figures abstraites généralement groupées. Avec lui l’évidence de l’œuvre d’art n’est jamais agressive et se fait d’abord conquête visuelle.
Respect de la matière lourde d’histoire des bois comme des richesses du bronze, affrontement des créations et de l’usage composent ainsi chez lui des formes capables en même temps d’accrocher, comme on dit, le regarde et de forger une intimité, un recueillement contre les formatages de toutes sortes qui nous agressent. Grâce à Philippe Anthonioz, le fonctionnel se poétise, le dessein de la sculpture intervient pleinement dans l’art de vivre. C’est avec des moyens du XXIe siècle, un retour aux sources et une reconquête qu’il convient de saluer.
Voici des œuvres qui s’adressent aux yeux qui n’ont pas peur de voir. C’est qu’ils ont pris l’habitude, nos yeux, de se retrancher derrière les idées, préférant se faire intelligents plutôt qu’être troublés, séduits ou même bouleversés. Au sens le plus fort du mot, c’est bien ici de charme qu’il s’agit. De ce qui fait qu’un regard est pris par une vision et que celle-ci transforme celui qui est, si on ose dire, au bout de ce regard. L’art qui n’est qu’agrément, s’exerçant à la joliesse ou à la distraction, est ainsi l’agent d’un change. Ni le mécanisme ni le résultat ne sont faciles à analyser, mais les implications en sont physiques, psychologiques, spirituelles. Un art magique est donc encore possible, un art qui par les sens nous atteint au plus profond.
L’art d’Afi Nayo, sans complaisance spectaculaire, opère une magie discrète, sans violence, pour qui l’accepte. Qu’on lui prête attention, dans cette disponibilité sans préjugé ni arrière-pensée hors de laquelle l’art ne peut vivre, et l’on peut bien être entraîné dans un monde, celui de l’artiste, ou la vieille danse cosmique se joue d’une manière nouvelle qui n’appartient qu’à celle qui, dans le bois, grave les signes d’une délicate incantation visuelle. Bien qu’ils ne soient pas régis par les règles d’une figuration réaliste – silhouettes rapides et fantaisistes – on reconnaît un rhinocéros, un varan, un poisson, un tigre, un caméléon, quelques autres animaux plus ou moins imaginaires, des masques aussi, souvent disposés dans les cases tels des hiéroglyphes d’un langage inconnu. Un langage qui n’appartient qu’à Afi Nayo, son langage de femme et d’artiste, aux couleurs de terres noires, rouges ou blanches qui donnent à ses tableaux des airs de plaquettes anciennes. Des mots, des phrases peuvent aussi s’inscrire, qu’on déchiffrera avec plus ou moins de peine. Il y a là du journal intime, une poétique de la confidence. De la confidence, mais non de l’effusion, dans la plénitude d’une forme accomplie. L’intimité ici n’est pas narcissisme. Elle est voix individuelle, expérience personnelle, mais qui se donne en partage. Elle est don d’une profondeur.
La magie de l’art est dans ce don, qu’il faut savoir accueillir, d’une présence énigmatique, jouissive par sa présence même et néanmoins faite de signes auxquels il nous appartient, si nous le voulons, de donner du sens. Encore faut-il savoir que tout signe, s’il a été fait avec ferveur et s’il est reçu de même, convoque un esprit. Afi Nayo est une magicienne, en magie blanche, qui appelle sur nous quelques esprits bénéfiques. Pour peu que nous ayons la nostalgie d’un monde réellement animé, nous lui saurons gré de détenir les clefs avec lesquelles il lui est possible d’ouvrir une brèche dans le mur de notre raison.